Création d’un parquet national anticriminalité organisée, statut de repenti, durcissement des peines : l’examen du texte doit débuter mardi 28 janvier en séance publique, dans un relatif consensus parlementaire.
Au commencement était Bruno Retailleau. À l’automne 2023, celui qui n’est pas encore ministre de l’intérieur mais chef de file du parti Les Républicains au Sénat est à l’initiative d’une « commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France », en plein regain d’intérêt des responsables politiques pour cette problématique.
Le rapport des sénateurs Étienne Blanc (LR) et Jérôme Durain (PS), publié en mai 2024, décrit un pays en voie de « submersion » par les trafics de stupéfiants, marqués à la fois par leur « ubérisation » et par « l’usage grandissant de la violence ». Marseille vient de connaître un record d’homicides. Le thème de la « corruption de basse intensité » fait son entrée dans le débat public.
Dans la foulée, une proposition de loi transpartisane « visant à sortir la France du piège du narcotrafic » est déposée. Tandis que l’ancien ministre de la justice, Éric Dupond-Moretti, tombe avant de finaliser son propre projet de loi sur le sujet, le texte des sénateurs survit à l’instabilité gouvernementale moyennant quelques ajouts. Ses vingt-quatre articles doivent être examinés en séance publique par la Chambre haute à partir du mardi 28 janvier, puis à l’Assemblée nationale mi-mars.
« Je suis très fier que ce soit le travail sénatorial qui soit repris par le gouvernement », se félicitait le socialiste Jérôme Durain en novembre quand Bruno Retailleau – devenu entre-temps ministre de l’intérieur – avait annoncé qu’il servirait de véhicule à la réforme. Le texte est revenu sur le bureau du Sénat en décembre, après avoir intégré une batterie de mesures répressives réclamées par Beauvau.
Le passage par une proposition de loi (émanant de parlementaires) a ses avantages : il permet de s’exonérer de l’avis du Conseil d’État et d’une étude d’impact, deux préalables obligatoires pour les projets de loi (gouvernementaux). Et ses inconvénients : une fois adoptée, la loi pourrait être partiellement censurée par le Conseil constitutionnel, comme le craignait l’éphémère garde des Sceaux Didier Migaud.
Frapper « le haut du spectre »
Alors que la gauche peine à imaginer ses propres réponses aux défis posés par les trafics de stupéfiants (lire l’encadré), ce texte porté par le socialiste Jérôme Durain et sa corapporteuse LR Muriel Jourda fait plutôt consensus au Sénat en assumant une ligne dure, somme toute assez traditionnelle dans l’approche prohibitionniste française.
Reprenant une expression utilisée par Bruno Retailleau, le texte sénatorial assimile le « narcotrafic » à une « menace pour les intérêts de la nation ». Il propose d’appliquer à la criminalité organisée des outils jusqu’ici réservés à la lutte antiterroriste (surveillance algorithmique, retrait de contenus faisant la promotion de produits stupéfiants sur la plateforme Pharos). La comparaison entre les deux phénomènes gagne d’ailleurs du terrain, au point d’atterrir récemment dans les bouches du préfet de police de Marseille et du procureur.
« La riposte publique ne parvient ni à toucher le “haut du spectre” […] ni à s’attaquer au blanchiment du produit du narcotrafic », regrettent les sénateurs en préambule, rappelant que celui-ci représenterait « entre 3 et 6 milliards d’euros par an » en France. Face au constat d’une répression « désorganisée, dépourvue de moyens à la hauteur des enjeux », qui manque « de véritables chefs de file », ils ont pour ambition de « structurer enfin l’action des services » afin de « ne plus limiter la lutte à des opérations d’ordre public de type “place nette” », jugées court-termistes.
Un durcissement général
Les sénateurs entendent ainsi renforcer l’Office anti-stupéfiants (OFAST), pour en faire une « véritable DEA à la française », sous la double tutelle des ministères de l’intérieur et de l’économie. Par le biais d’une loi organique distincte, mais examinée en même temps, un parquet national anticriminalité organisée (Pnaco) serait créé sur le modèle du Parquet national antiterroriste et du Parquet national financier. Il aurait un « monopole sur les crimes les plus graves ». L’ensemble de la chaîne pénale consacrée au trafic de stupéfiants serait davantage spécialisé, jusqu’au juge d’application des peines.
Pour lutter contre le blanchiment, le texte vise à faciliter les investigations patrimoniales, les saisies et le gel d’avoirs sur le compte des personnes soupçonnées de trafic, ainsi que la fermeture administrative des commerces jouant le rôle de « blanchisseuses ». Il entend aussi s’attaquer à la corruption, en créant des « points de contact uniques de signalement » pour les services portuaires et aéroportuaires, jugés sensibles, où les enquêtes administratives se feraient plus fréquentes, et « renforcer les obligations des administrations les plus exposées ».
Le statut des « repentis » ou « collaborateurs de justice », insatisfaisant à l’heure actuelle, serait entièrement réformé en s’inspirant de la législation antimafia italienne, avec la possibilité d’y inclure des personnes ayant commis des crimes de sang, qui pourraient bénéficier de réductions de peine voire de l’immunité pénale.
Celui des informateurs, qui « dans certaines conditions pourront devenir des infiltrés », serait également clarifié. Les enquêteurs gagneraient des marges de manœuvre pour s’infiltrer dans les réseaux ou réaliser des « coups d’achats », sans risquer « d’être mis en cause en tant que complices du trafic ». Suivant une tendance entamée depuis une dizaine d’années, les membres des forces de l’ordre bénéficieraient par ailleurs d’un anonymat accru dans les procédures (en étant désignés par leur numéro RIO plutôt que par leur nom).
Les annonces de Gérald Darmanin sur la création d’une « narcoprison », c’est-à-dire un établissement particulièrement sécurisé destiné à accueillir les « cent plus gros narcotrafiquants » de France, ne figurent pas dans la proposition de loi. Celle-ci prévoit en revanche d’utiliser des drones pour surveiller les abords des prisons et éviter que des produits interdits n’y pénètrent.
Colère chez les avocats
Si la plupart des mesures présentées dans le texte font l’objet d’un large consensus parlementaire, une partie est fortement contestée par les avocats. La profession, qui s’est sentie particulièrement attaquée par le ministre de la justice et par certains magistrats ces dernières semaines, y voit une atteinte inédite aux droits de la défense (lire l’entretien avec Karine Bourdié, coprésidente de l’Association des avocats pénalistes).
Les avocats s’élèvent notamment contre la création du « dossier coffre », sorte de double fond aux procédures judiciaires imaginé pour « préserver du contradictoire » le détail des moyens les plus sensibles utilisés dans une enquête (sonorisation, captation d’images, keyloggers, etc.). Le recours à ces « techniques spéciales d’enquête » serait par ailleurs facilité et élargi.
L’article 20, casus belli à part entière, pourrait être profondément remanié. En durcissant les conditions requises pour soulever des nullités de procédure, les sénateurs espèrent éviter « les remises en liberté suscitées par des vices de procédure » et « la “guérilla juridique” déloyale menée par certains narcotrafiquants », tout en accélérant le traitement des dossiers. Mais les avocats se montrent fort mécontents d’être accusés de participer à des « procédés purement dilatoires » (visant à gagner du temps).
La proposition de loi, qui n’évoque à aucun moment l’augmentation de la consommation de cocaïne en France ou la politique de santé publique qu’il conviendrait de mener pour y remédier, est entièrement consacrée à l’offre des stupéfiants et l’alourdissement des sanctions. Y compris par la voie administrative : le préfet se verrait ainsi offrir la possibilité de prononcer des interdictions de paraître sur les « points de deal » ou d’imposer le relogement d’un trafiquant.
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