Selon une étude du think tank de gauche Terra Nova, publiée vendredi, « il faut concentrer l’effort sur les gros trafics, et pour les assécher, il faut aller vers une régulation ou une légalisation du cannabis ».
Par Nicolas Chapuis
Les chiffres sont fièrement égrenés, comme autant de témoins de la volonté implacable de l’État de lutter contre le fléau de la drogue. « 612 interpellations, plus de 80 kg de stupéfiants, 10 635 euros et quatorze armes à feu saisis, 1 947 amendes forfaitaires dressées » sur l’ensemble du territoire, pour la semaine passée, annonce le compte Twitter de Gérald Darmanin, dimanche 4 octobre. Depuis sa nomination en juillet, le nouveau ministre de l’intérieur a fait de la répression des trafics de stupéfiant la première de ses priorités et la matrice de sa communication.
Pour quels résultats ? Outre la faiblesse des données avancées – en 2019, les services de police ont saisi environ 100 tonnes de drogue et 87 millions d’euros d’avoirs, soit une moyenne de quelque 2 tonnes et 1,7 million d’euros par semaine –, la méthode employée suscite au sein de l’appareil policier et judiciaire une grande perplexité. Le retour de la politique du chiffre, le ciblage des consommateurs par la création d’une amende forfaitaire et l’intensification de la répression ressemblent à la poursuite d’une stratégie qui peine à démontrer son efficacité.
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Dans une étude du think tank de gauche Terra Nova, publiée vendredi 9 octobre, dont Le Monde a eu connaissance, Mathieu Zagrodzki, chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, spécialiste des questions policières, plaide « pour une autre stratégie policière et pénale » : « Les Français sont les plus gros consommateurs de cannabis d’Europe et parmi les plus gros consommateurs d’opiacés, malgré une des législations les plus répressives. Ça ne fonctionne pas. Il faut concentrer l’effort sur les gros trafics, et pour les assécher, il faut aller vers une régulation ou une légalisation du cannabis. »
Constat d’échec
Le débat, qui dure depuis des années, est cette fois-ci abordé sous l’angle des professionnels de la sécurité et de la justice. Des magistrats et des policiers de terrain ont été longuement auditionnés pour ce rapport.
« L’image qui revient, c’est celle de l’impression de vider l’océan à la petite cuillère », explique Mathieu Zagrodzki qui, dans le rapport, se défend de toute naïveté ou angélisme sur la question : « Le but de cette publication n’est pas de se mettre du côté des trafiquants, ni de prôner une attitude défaitiste, encore moins de faire passer le cannabis pour un produit inoffensif. Il s’agit simplement de répondre au mieux à la demande sociale de sécurité. En l’espèce, la police et l’institution judiciaire ne résolvent ni le problème sécuritaire ni le problème sanitaire lié à la vente de stupéfiants. Elles ne répondent pas à la demande sociale en la matière, s’épuisent avec des affaires qui ont peu de sens, mènent des actions ayant peu d’effets durables au prix de ressources importantes. »
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Si beaucoup de policiers sont réticents à l’idée de dépénaliser le cannabis, le constat d’échec sur la stratégie est partagé. « On passe beaucoup plus de temps à s’acharner sur les consommateurs qu’à essayer de démanteler les réseaux, raconte Cédric (qui a demandé l’anonymat), un gardien de la paix travaillant dans une brigade de stupéfiants dans une grande ville. C’est une consigne politique, mais c’est extrêmement chronophage, ça épuise les gens, ça engorge les commissariats et on ne constate aucune diminution du trafic ou de la consommation. »
Au total, 100 000 personnes sont ainsi interpellées chaque année pour « usage simple » de drogue, avec autant de procédures à mener. Pour ce jeune policier, qui « rêvait » de travailler dans la lutte contre les trafics, le désenchantement est brutal : « Je voyais ça comme quelque chose de noble. Aujourd’hui, il reste le côté plaisant de bosser aux stups, on est privilégiés par rapport à d’autres services, les moyens, les enquêtes les filatures… Mais ce qu’on fait n’a aucun sens. C’est totalement inefficace. Croire qu’on va arrêter les trafics, c’est totalement utopique. Il faut regarder d’autres modèles. »
Affronter le problème sur le long terme
Face à cette réalité, le rapport de Terra Nova note des « disparités très importantes entre territoires ». Certains quartiers sont très fortement touchés par les nuisances générées par les trafics. Par ailleurs, la loi n’est pas appliquée de la même façon sur l’ensemble du territoire. « La consommation est de facto dépénalisée dans certains grands centres urbains, estime l’étude. De l’aveu général, les policiers ne ramènent pas au poste une personne contrôlée avec une faible quantité de cannabis. » Plusieurs fonctionnaires expliquent avoir leur propre échelle d’évaluation. « Pour moins de dix grammes, ça n’est pas la peine d’aller plus loin (…), le gars va sortir avant que j’aie fini de taper la procédure », confie une gardienne de la paix parisienne.
La mutation du trafic, avec la mise en place de centrales d’appels et de services à domicile, sur le modèle de la livraison de nourriture, change également la donne. L’impossibilité d’intercepter les communications sur des messageries cryptées, conjuguée à la difficulté de « filocher » les livreurs à scooter, qui ne transportent qui plus est que de faibles quantités, rend les enquêtes extrêmement compliquées.
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Pour se donner les moyens de démanteler ces réseaux de plus en plus sophistiqués, Mathieu Zagrodzki suggère « un changement de direction ». « La légalisation n’est pas la solution miracle, mais simplement une approche plus pragmatique permettant d’affronter le problème sur le long terme », écrit le chercheur. Sans occulter les risques, notamment socio-économiques pour les familles qui vivent de l’argent de la drogue, il liste les avantages : l’assèchement des réseaux, l’économie de centaines de milliers d’heures de travail policier consacrées aux procédures pour usage de stupéfiant, l’amélioration des relations entre les forces de l’ordre et la population, le désengorgement de la chaîne pénale…
De son expérience à la brigade des stups, Cédric a retenu un argument supplémentaire qui plaide en ce sens : « On discute souvent avec les trafiquants qu’on a arrêtés, aucun d’entre eux n’est favorable à la dépénalisation du cannabis. Ils n’auraient plus d’emploi ! »
Nicolas Chapuis
Source : lemonde.fr