Une interview du Dr Franjo Grotenhermen.
L’estimation selon laquelle un essai thérapeutique avec du cannabis est contre-indiqué en cas de maladies psychiatriques graves est un malentendu apparemment très répandu dans certains cercles de spécialistes ainsi que dans les autorités. Un médecin allemand qui s’est déjà prononcé avant 2017 contre cette règle générale généralisante est le Dr. Franjo Grotenhermen.
Nous avons pu l’interviewer sur ce sujet en amont de la Cannabinoid Conference 2022 « Cannabis medicinalis ». Lors du congrès professionnel de l’International Association for Cannabinoid Medicines (IACM), qui aura lieu les 20 et 21 octobre à Bâle, le film documentaire « The Doctor », qui traite de l’œuvre de la vie de Grotenhermen, sera également présenté en avant-première.
Le congrès annuel offre aux professionnels et aux patients l’occasion de discuter avec notre partenaire d’interview et d’autres experts des possibilités et des limites du cannabis médical comme option thérapeutique.
krautinvest.de : Le cerveau humain n’arrive à maturité qu’au début de l’âge adulte, mais un certain degré de plasticité neurale persiste tout au long de la vie. La thérapie par les cannabinoïdes influence la chimie du cerveau et, par conséquent, le développement cérébral. C’est pourquoi les cannabinoïdes ne devraient être envisagés comme option thérapeutique qu’à l’âge adulte.
Je me demande maintenant ce que l’on sait des effets tardifs des médicaments psychotropes autorisés qui, par nature, modifient également la chimie du cerveau, mais qui sont prescrits sans grande hésitation aux mineurs, par exemple le méthylphénidate. Est-ce qu’on y regarde de près dans la recherche et l’utilisation clinique après une autorisation de mise sur le marché ?
Dr. med. Franjo Grotenhermen : En effet, toutes les substances qui agissent sur le système nerveux central influencent la chimie de notre cerveau, et cela peut avoir des conséquences plus importantes sur le cerveau en développement que sur le cerveau mature. Le traitement des enfants et des adolescents avec des médicaments à base de cannabis nécessite donc une évaluation particulière des risques et des bénéfices.
Toutefois, en tenant compte de cette situation, nombre de mes collègues et moi-même traitons également des enfants et des adolescents avec des médicaments contenant du THC. Je suis conscient qu’il est plus facile pour de nombreux collègues d’utiliser d’autres psychotropes – bien établis – tels que les préparations à base de méthylphénidate. Toutefois, il ne devrait pas y avoir deux poids, deux mesures et, là aussi, une évaluation minutieuse des avantages et des risques.
Ainsi, dans un essai contrôlé randomisé de 2019, le méthylphénidate a entraîné des modifications de l’imagerie par résonance magnétique (IRM) chez des garçons, mais pas chez des adultes de sexe masculin, ce qui indique des modifications structurelles du cerveau (Bouziane et al. 2019)*. La signification clinique de ces résultats n’est pas claire.
* Bouziane C, Filatova OG, Schrantee A, Caan MWA, Vos FM, Reneman L. White Matter by Diffusion MRI Following Methylphenidate Treatment: A Randomized Control Trial in Males with Attention-Deficit/Hyperactivity Disorder. Radiology. 2019;293(1):186-192. Disponible en ligne sur : https://pubs.rsna.org/doi/10.1148/radiol.2019182528
krautinvest.de : Cas clinique fictif : une patiente de 25 ans, exerçant une activité professionnelle et souffrant d’un traumatisme complexe du développement en raison d’une dynamique familiale dysfonctionnelle, présente depuis l’adolescence un trouble dépressif récurrent avec des épisodes parfois sévères sans symptomatologie psychotique, ainsi que des crises de migraine isolées. Le traitement de première ligne par SSRI et SNRI ainsi que la psychothérapie à long terme qui l’accompagne n’ont pas permis d’obtenir une amélioration durable. La patiente admet consommer du cannabis plus ou moins régulièrement depuis l’âge de 16 ans, car elle trouve que cette consommation soulage ses douleurs émotionnelles.
Ils expliquent à la patiente que la consommation régulière de cannabis peut déclencher des dépressions, recommandent une abstinence stricte et prescrivent à la place, à titre d’essai, un antidépresseur tricyclique et du lorazepam comme « médicament d’urgence » pour les pics de souffrance, ainsi qu’une nouvelle psychothérapie d’accompagnement (DBT). La patiente devient « clean », mais se suicide peu après en utilisant les médicaments prescrits en surdose décuplée. Avez-vous formellement traité le patient conformément aux directives et au serment d’Hippocrate ? Qu’est-ce qui aurait pu se passer autrement ?
Dr. med. Franjo Grotenhermen : Nous avons entre-temps suffisamment de bonnes indications que le cannabis peut être très efficace en cas de dépression, du moins dans des cas isolés. C’est pourquoi, dans ma pratique, nous n’aurions pas connu une telle évolution. Si les patients ont jusqu’à présent essayé quelques antidépresseurs qui n’ont pas été efficaces et qu’ils ont déjà constaté que le cannabis est efficace, il existe une justification suffisante pour une thérapie avec des médicaments à base de cannabis.
Il faut toujours réfléchir à ce qui est acceptable comme autres traitements pour le patient. Dans ce contexte, il n’est pas important que la consommation de cannabis puisse éventuellement déclencher une dépression chez d’autres personnes. En tant que médecins, nous devons toujours considérer le cas individuel.
Mais en principe, il serait aussi conforme aux directives et acceptable pour les médecins d’essayer d’abord un antidépresseur tricyclique pour voir s’il est efficace, et ensuite seulement, s’il n’y a pas non plus d’efficacité avec ce groupe de substances, d’entreprendre une thérapie avec du cannabis.
Infobox (note d. d. Red.) : Les antidépresseurs tricycliques (TCA) sont le deuxième médicament le plus fréquent en cas de surdosage mortel après les analgésiques. En particulier, l’amitriptyline, encore fréquemment utilisée en Allemagne, semble être plus toxique que les autres antidépresseurs tricycliques et est souvent mortelle. Alors que les hommes choisissent plus souvent les armes à feu ou l’accrochage comme méthode suicidaire, les surdoses de médicaments sont les plus fréquentes chez les femmes ayant des intentions suicidaires. Les antidépresseurs tricycliques ne relèvent pas du BtMG et, contrairement au cannabis, avec lequel il n’est pratiquement pas possible d’overdose potentiellement mortelle, peuvent être prescrits sans prescription BtM et dans des tailles de récipients qui suffiraient à plusieurs reprises pour se suicider.
krautinvest.de : Y a-t-il, de votre point de vue, des exemples types de patients psychiatriques et de diagnostics qui parlent en faveur d’un essai thérapeutique avec du cannabis, même si le médicament n’a pas d’autorisation formelle de mise sur le marché ? Comment justifiez-vous votre décision dans la demande de prise en charge des frais auprès des caisses d’assurance maladie dans de tels cas ? Quels sont les exemples types de patients psychiatriques et de diagnostics qui, à votre avis, parlent clairement contre un essai thérapeutique avec du cannabis ? N’hésitez pas non plus à parler des cas où vous utiliseriez ou éviteriez telle ou telle forme d’application ou combinaison de substances actives, car, comme nous le savons, tous les cannabis ne se valent pas.
Dr. med. Franjo Grotenhermen : Dans ma pratique, j’observe de très bons résultats pour un certain nombre de maladies psychiatriques. Parmi les maladies psychiatriques et neuropsychiatriques pour lesquelles les préparations contenant du THC peuvent être utiles, on trouve les troubles du développement neurologique comme le syndrome de Gilles de la Tourette et autres troubles du tic, le TDAH, les troubles du spectre autistique (TSA), les troubles obsessionnels compulsifs, la dépression, les troubles anxieux, les troubles du sommeil, les troubles de stress post-traumatique (TSPT), les troubles de la personnalité borderline, les troubles bipolaires et les addictions, mais aussi les problèmes de comportement dans les maladies neurodégénératives comme la maladie d’Alzheimer.
Des cas isolés ont même été rapportés dans lesquels des médicaments à base de cannabis contenant du THC ont été bénéfiques pour des patients souffrant de psychose schizophrénique. Le nombre de maladies psychiatriques potentiellement sensibles au THC est donc assez important. Je dois dire qu’au début de mon intérêt pour le cannabis en médecine, dans les années 1990, j’étais également très prudent quant à son utilisation potentielle dans les maladies psychiatriques. Cela a changé au fil des années.
Pour certaines de ces maladies, comme le trouble de la personnalité borderline, pour lequel je constate de très bons résultats dans ma pratique, il n’y a toutefois pas encore de publications. Je prépare une telle publication pour l’année prochaine, en collaboration avec une psychiatre connue.
Pour la plupart de ces maladies, les données cliniques sont jusqu’à présent si mauvaises qu’on ne peut guère s’attendre à une prise en charge par les caisses d’assurance maladie. Pour certaines indications, comme le TDAH, l’état de stress post-traumatique, les troubles du tic et les troubles graves du sommeil, une demande de prise en charge peut toutefois être tentée et a parfois abouti. En outre, des données de plus en plus solides indiquent que les préparations à base de cannabis contenant du CBD pourraient être efficaces dans le traitement de maladies psychiatriques telles que les psychoses schizophréniques, les troubles anxieux, la dépression, les addictions, les troubles du sommeil et les TSA.
krautinvest.de : Avez-vous l’impression que dans le domaine de la psychiatrie en particulier, le scepticisme à l’égard du cannabis en tant que médicament est grand ? Si oui, à quoi cela est-il dû ? Que souhaitez-vous à cet égard pour l’avenir ? De mon point de vue, les thèmes les plus angoissants sont le risque de psychose et de dépendance en cas d’usage excessif et inapproprié de cannabis. En raison de ma formation scientifique, je me pose toujours la question suivante sur ces deux sujets : une corrélation prouve-t-elle obligatoirement un lien de cause à effet ? En d’autres termes : n’est-il pas logique que les patients en proie à des difficultés psychologiques aient tendance à choisir des états d’altération de l’état de conscience, quels qu’ils soient, comme approche/sortie de solution ?
Dr. med. Franjo Grotenhermen : C’est justement chez les psychiatres que le scepticisme concernant une thérapie avec des médicaments à base de cannabis est le plus grand. Cela est certainement lié à la formation en psychiatrie et en neurologie, qui met surtout l’accent sur la problématique de la dépendance et le risque de schizophrénie. Chez nous tous, des images se forment dans notre tête lorsque nous entendons le mot « cannabis ». Celles-ci peuvent avoir une connotation positive ou négative. Il n’est pas toujours facile de modifier certaines idées figées et de développer une vision plus nuancée, qui considère objectivement aussi bien les risques éventuels que les bénéfices.
En effet, il existe un débat permanent sur la question de la causalité d’une relation entre la consommation de cannabis et la schizophrénie. Celle-ci a été relancée par une étude sur des jumeaux, publiée il y a environ un an, selon laquelle une telle causalité n’existe pas (Schaefer et al. 2021)**.
Les auteurs ont écrit à propos de leurs résultats : « Des études épidémiologiques ont montré à plusieurs reprises que les personnes qui consomment du cannabis sont plus susceptibles de développer des troubles psychotiques que celles qui ne le font pas. Il a été suggéré que ces associations représentent un effet causal de la consommation de cannabis sur la psychose et que le risque de psychose pourrait être particulièrement élevé lorsque la consommation a lieu à l’adolescence ou en relation avec une vulnérabilité génétique. Cependant, la présente étude ne soutient pas ces hypothèses et suggère plutôt que les associations observées sont plutôt dues à un trouble lié à des facteurs généraux de vulnérabilité ».
**Schaefer JD, Jang SK, Vrieze S, Iacono WG, McGue M, Wilson S. Adolescent cannabis use and adult psychoticism: A longitudinal co-twin control analysis using data from two cohorts. J Anormaux Psychol. 2021;130(7):691-701. disponible sur: https://psycnet.apa.org/record/2021-86878-001
Pour les personnes qui ne connaissent pas le DR Franjo Grotenhermen :
Après des études de médecine à Cologne, Franjo Grotenhermen a obtenu son doctorat en médecine. Ses domaines de spécialisation sont la médecine interne, la chirurgie et la naturopathie. Il dirige le Centre pour la médecine du cannabis à Steinheim (Rhénanie-du-Nord-Westphalie), qui se concentre sur le traitement avec du cannabis et des cannabinoïdes. Grotenhermen est directeur de l’Arbeitsgemeinschaft Cannabis als Medizin e.V. (ACM) (depuis 1997), directeur de l’International Association for Cannabinoid Medicines (IACM) (depuis 2000) et auteur des informations de l’IACM, publiées tous les 15 jours en plusieurs langues sur le site web de l’IACM.
Grotenhermen collabore avec le Nova-Institut de Cologne et est copropriétaire de la société Endoxo GmbH, fondée en 2019, qui produit du CBD et d’autres produits à base de chanvre. Il est chargé de cours à l’Université internationale de Dresde. Il est conseiller médical en chef de Telaleaf Health, une plateforme Internet de télémédecine dans le domaine du cannabis et des cannabinoïdes.
Il est membre du comité scientifique des revues Cannabis et Cannabinoid Research, éditées par le professeur Daniele Piomelli et publiées par Mary Ann Liebert, et membre du comité scientifique de Medical Cannabis and Cannabinoids, édité par le professeur Rudolf Brenneisen et publié par Karger-Verlag.
Il est président d’honneur de l’Union Francophone pour les Cannabinoïdes en Médecine (UFCM) et membre du comité scientifique du Portugal Medical Cannabis (PTMC).
Franjo Grotenhermen a reçu les distinctions suivantes : Prix du chanvre 1999 de Cannabusiness, IACM 2011 Special Award, ICBC 2018 Lifetime Achievement Award, Prix commémoratif Robert Newman 2018 de Akzept e.V., Prix d’honneur CCR 2021 de l’association de recherche à but non lucratif Saluplanta e.V.
Source : krautinvest.de