Les unes sur le cannabis fleurissent, et les initiatives se multiplient. Enquête sur un lobbying qui ne dit pas son nom.
Cette semaine du 17 juin, les kiosques à journaux français étaient couverts de grosses feuilles de chanvre, barrés d’un « Légalisons-le ». Le Nouvel Obs avait décidé de faire sa une sur le cannabis, tribune de médecins et de politiques à l’appui. En parallèle, le député François-Michel Lambert (L&T) annonce le dépôt d’une proposition de loi transpartisane pour la « légalisation contrôlée ». Un absent notable parmi les signataires de la tribune et de la proposition de loi : le député Jean-Baptiste Moreau. Pourtant celui-ci s’active depuis plusieurs mois pour obtenir la légalisation du cannabis thérapeutique et du cannabis « bien-être », par opposition au cannabis « récréatif ».
« Cette initiative législative n’a rien à voir avec notre stratégie », confirme le consultant du Syndicat du chanvre, Matthieu Sassier, qui co-organise avec Jean-Baptiste Moreau un colloque sur le cannabis, ce 11 juillet à l’Assemblée nationale.
Plutôt exaspéré par ces appels à la légalisation de la weed, il a même tenté d’en dissuader les auteurs. « Cela risque de brouiller le message et cela met en difficulté le gouvernement pour avancer sur le thérapeutique et le bien-être », analyse-t-il. Ou comment une initiative isolée vient percuter une mécanique bien huilée.
Le cannabis thérapeutique, un enjeu pour les laboratoires
« Le sujet du cannabis thérapeutique est sur la table depuis 1989 », explique de son côté un consultant de l’agence Plead, qui conseille d’Emmac Life Sciences, une entreprise britannique spécialisée dans l’utilisation thérapeutique et intéressée par le marché français. Benjamin-Alexandre Jeanroy, qui travaille également pour le Syndicat du chanvre et qui est impliqué sur le cannabis depuis plusieurs années (via les collectifs Themis et ECHO), estime que « si le sujet émerge depuis quelque temps en France, c’est parce que nos voisins européens ont légalisé, et que le Parlement européen, l’Organisation mondiale pour la santé, et l’agence de l’ONU ont exprimé leur intérêt. »
En mai 2018, la ministre de la Santé Agnès Buzyn annonce qu’elle ouvre le débat sur le sujet. C’est notamment le rapporteur du budget de la Sécurité sociale, Olivier Véran, médecin neurologue, qui a poussé en ce sens. Les procédures pour l’ouverture d’une expérimentation débutent, elles aboutiront en juin 2019 au lancement de ce test dont les résultats seront connus fin 2019.
En parallèle, le député Jean-Baptiste Moreau a été sensibilisé au sujet par deux proches, son suppléant, Vincent Turpinat (ex-infirmier addictologue) et le vice-président de la région Aquitaine Éric Corréia (ancien anesthésiste). Outre l’intérêt pour la santé, il voit celui de son département, la Creuse. Le chanvre pourrait représenter une opportunité agricole dans un territoire sinistré. Il prend des rendez-vous avec le ministère de l’Agriculture, le ministère des Affaires sociales, l’Élysée, les acteurs de la filière… En décembre 2018, le député organise un colloque à l’Assemblée nationale sur le cannabis thérapeutique.
Son entourage explique qu’ « en lançant ces initiatives, Jean-Baptiste Moreau s’est rendu compte que le sujet intéressait d’autres collègues députés : certains sur le cannabis thérapeutique, d’autres sur la légalisation totale ». Outre Olivier Véran, son collègue LRM Ludovic Mendes est aussi très motivé par la question. C’est aussi le cas de Sandrine Le Feur, Naïma Moutchou, et des présidents de commission Barbara Pompili (Développement durable), Roland Lescure (Affaires économiques) et Brigitte Bourguignon (Affaires sociales).
Jonction des sujets
En avril 2019, le Syndicat national du chanvre bien-être devient Syndicat national du chanvre, en intégrant le combat pour le cannabis thérapeutique. Emmac Life Science et d’autres laboratoires le rejoignent. Jusqu’ici, le « bien-être » et le « thérapeutique » ne se mélangeaient pas.
Pour le cannabis « bien-être », tout débute au premier semestre 2018. Un effet de mode sur le cannabidiol (CBD) fait fleurir les « coffee-shop » dans les grandes villes françaises. Les vendeurs jouent sur une ambiguïté de la réglementation française. Le CBD, une molécule qui se trouve dans la fleur de cannabis, n’est pas considéré comme un stupéfiant. Pourtant, l’arrêté du 22 août 1990 est formel, l’exploitation de la fleur est interdite. « Ce qui mène à des situations ubuesques », commente Benjamin-Alexandre Jeanroy, « certains producteurs envoient la fleur à l’étranger se faire traiter, et réimportent le CBD dans la foulée. C’est un non-sens économique et compétitif ».
Face à l’ouverture de ces établissements, et aux polémiques qui les accompagnent, la Mission interministérielle contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) publie un sec rappel de la législation. Cette douche froide pour les producteurs et les consommateurs est suivie d’une autre, la direction des affaires criminelles et des grâces invite dans une dépêche les parquets à « assurer la poursuite et la répression des infractions [ … ] avec une particulière fermeté, en ce qu’elles sont de nature à porter atteinte à la santé et à causer un trouble important à l’ordre public ».
Petite victoire néanmoins pour les aficionados du cannabis, la cour d’appel d’Aix-en-Provence saisit la Cour de justice de l’Union européenne en octobre 2018 sur le statut juridique du cannabidiol. Cette petite ouverture est perçue comme une opportunité par des producteurs de chanvre français, qui décident de se constituer en syndicat et d’ouvrir une discussion avec les pouvoirs publics. Matthieu Sassier et Benjamin-Alexandre Jeanroy se rapprochent de ce Syndicat du chanvre bien-être et professionnalisent son lobbying.
Cachez ce récréatif que nous ne saurions voir
« Notre objectif est de créer une conversation parallèle avec les pouvoirs publics, pour que lorsque l’ANSM conclura de son expérimentation qu’il faut modifier l’arrêté de 1990, l’administration l’amende aussi en faveur du cannabidiol », explique l’un des lobbyistes du duo. Pour lui, cette première étape de l’autorisation du cannabis thérapeutique est en bonne voie, car la société est mûre et la recherche avance…
En revanche, pas question pour eux de parler de récréatif. C’est une autre molécule, le THC, qui devrait être autorisée. Le sujet, hautement inflammable, est « trusté par des activistes comme le réseau NORML », explique l’un des lobbyistes. À chaque fois qu’il est abordé, il crispe la société. « Au-delà des enjeux de santé, de sécurité et de modèle économique, il s’agit d’aménagement du territoire. Dans les banlieues, la paix sociale a été achetée par cette économie parallèle qui fait vivre les gens », estime ainsi Roland Lescure.
Alors que l’ANSM s’apprête à rendre son avis favorable à l’expérimentation du cannabis thérapeutique, le Conseil d’analyse économique (CAE), organisme rattaché au Premier ministre, publie une étude dont la conclusion est qu’il faut légaliser le THC. Ses auteurs sont connus des lobbyistes du cannabis, l’un d’eux, Pierre-Yves Geoffard, a même travaillé pour la Start-up du chanvre.
« Ça a trollé le débat », déplore le conseil d’Emmac. La note remet en effet le cannabis au centre du débat public, quand les lobbyistes du thérapeutique et du bien-être cherchaient à dépassionner les discussions.
En ce qui concerne le bien-être, le rapport de force commençait à être favorable. « Le ministère de l’Agriculture est pour, le ministère de la Transition énergétique aussi, Bercy ne s’y intéresse pas encore, le ministère des Affaires sociales disait il y a un an encore que le chanvre bien-être n’existe pas mais a sans doute été échaudé par le fait qu’un CBD synthétique – non issu de la fleur – et de provenance incertaine pourrait envahir le marché », détaille l’un des lobbyistes.
Mais paradoxalement, l’initiative a permis de faire avancer la cause des adhérents du Syndicat du chanvre en remettant sur la table la proposition de création d’une mission d’information sur les usages du cannabis, formulée par Jean-Baptiste Moreau. Face au désordre causé par la signature de la tribune de L’Obs par plusieurs députés, le groupe LRM a pris la décision de traiter le sujet et d’inscrire à l’agenda la mission d’information commune des quatre commissions (lois, affaires sociales, développement durable et affaires économiques).
Légalisation en 2022 ?
À partir de là, les représentants d’intérêts sont confiants. « La mission d’information sur les usages du cannabis donnera ses conclusions à la fin de l’année, en même temps que l’expérimentation de l’ANSM. L’arrêté sera modifié début 2020 », prédit l’un.
Il en est persuadé, en ce qui concerne la légalisation pure et simple, ce sera un des gros sujets de la présidentielle de 2022.
« Il ne reste plus beaucoup d’autres marqueurs de gauche pour La République en marche », analyse-t-il.
Une analyse partagée par Roland Lescure.
« C’est un sujet du prochain quinquennat. En attendant, le Parlement a intérêt à s’en saisir et à avancer de son côté, car si c’est le gouvernement qui le fait cela partira directement en « pour » ou « contre ». » Ce que les partisans de la légalisation veulent éviter à tout prix car le bras de fer risque de ne pas tourner à leur avantage.
Source : Contexte Pouvoirs