Publié le 20 Août 2020 | par Terra BzH
Dans le cadre de l’expérimentation en France du cannabis à fins thérapeutiques, l’Agence nationale du médicament (ANSM) devrait autoriser, sous peu, la valorisation de la fleur et de la feuille du chanvre, jusqu’ici interdites en France. Une telle mesure ouvrirait la voie à de nouveaux débouchés pour les producteurs français, pas seulement thérapeutiques eux, loin s’en faut.
Ce sont principalement deux molécules qui peuvent être tirées de la fleur et la feuille. Le THC, réservé à un usage médical, devrait être cultivé sur de très petites surfaces, sous forme de cannabis indoor. Le CBD, destiné aux produits de grande consommation, pourrait être, lui, extrait de cultures en plein champs. C’est notamment le pari de la start-up française Rainbow, qui vient de lever 1 M € pour ses produits « dé-stressants ». La filière historique du chanvre textile est plus prudente, et parle de nouveaux équilibres à trouver, entre CBD et THC, fibre et matières actives, fleurs et graines.
La moisson 2020 historique pour la filière chanvre française ?
Alors que les producteurs récoltent habituellement en septembre, pour la première fois de leur carrière, certains pourraient, dans le cadre d’essais pionniers, récolter dès juillet-août. Le but : valoriser les fleurs et les feuilles, et non plus seulement la tige et les graines. Mais pour cela il faudrait un coup de tampon de l’Agence nationale du médicament (ANSM).
En effet, pour la filière chanvre, l’expérimentation du cannabis thérapeutique pilotée par l’ANSM devrait avoir des conséquences qui dépassent largement le cadre de la médecine. Dans le cadre de cette expérimentation de deux ans, l’ANSM doit accorder une nouvelle dérogation à la valorisation du chanvre. Après la graine et la tige, ce sont la fleur et la feuille qui pourraient être autorisées à la récolte.
Les nouvelles utilisations de la fleur et de la feuille, quand elles seront possibles, ouvriront deux types d’activités : l’extraction de tétrahydrocannabinol, usuellement appelé « THC », molécule psychoactive, à fins thérapeutiques. Et l’extraction de cannabidiol, appelé « CBD », pour la fabrication de produits cosmétiques, de boissons, de liquide pour cigarettes électroniques, d’ingrédients pour confiseries et pâtisseries.
InVivo abandonne sa filière THC
Le marché du THC est donc médical et va être ouvert par l’autorisation expérimentale du cannabis thérapeutique. C’est aussi le plus petit des deux marchés ; « il suffirait d’une surface équivalente à un centre commercial pour cultiver le chanvre nécessaire, indique Yves Christol, directeur d’InVivo Food and Tech, la filiale d’innovation d’InVivo. Il offre d’autant moins de perspectives à la filière chanvre que son extraction est peu envisageable en dehors de plantes cultivées indoor dans des conditions très contrôlées ».
InVivo a travaillé plusieurs mois dans son centre d’innovation, pour préparer la construction d’une filière THC. Mais il fermera à la fin de l’été sa filiale InVivo Food and Tech, qui travaillait notamment sur ce sujet. « Les travaux d’InVivo Food and Tech seront repris par d’autres », assure Yves Christol. Mais « le principal marché est celui du CBD », ajoute-t-il.
Contrairement au THC, le marché français du cannabidiol est déjà ouvert, approvisionné par des molécules importées ; il est notamment occupé par la start-up française Rainbow « pour s’attaquer au mal du siècle : le stress », avec des dérivés du chanvre. Naissent ainsi deux marques de produits « bien-être », Kaya et Peace & Skin, « pour détendre les gens grâce aux vertus du chanvre ».
Bien organisée, la production de chanvre pourrait couvrir 25 000-30 000 hectares dans dix ans.
De nouveaux entrants
La marque Kaya fabrique déjà en France, en Italie et au Royaume-Uni des bonbons, des huiles, des chewing-gums, utilisant comme matière première du CBD. Peace & Skin produira une crème relaxante à base de chanvre dès septembre prochain, toujours à partir de CBD. « Mais la molécule est aujourd’hui importée des États-Unis, tant que l’utilisation de la fleur et de la feuille de chanvre est interdite en France », précise Ludovic Rachou, co-fondateur de la start-up.
Rainbow nourrit l’ambition de « devenir leader européen du chanvre », estimant que le chanvre pourrait être « la prochaine révolution des produits de grande consommation ».
Un manifeste pour le renouveau
Le SPC (syndicat des producteurs de chanvre) est à l’origine d’un « Manifeste pour le renouveau de la culture du chanvre en France », paru début juin dans Le Parisien, cosigné par Arnaud Montebourg. Ce syndicat rapporte que le dynamisme de ce marché attire des investisseurs aux États-Unis, en Bulgarie, en Roumanie et surtout en Pologne, qui du coup sont en train d’installer des usines de traitement de la fibre du chanvre. Les professionnels « historique » de la filière préfèrent prévenir contre toute aventure mal maîtrisée. Dominique Briffaud, agriculteur en Vendée et président de l’interprofession Inter Chanvre, souligne que si une activité de transformation de fleurs et de feuilles de chanvre prolifère, il ne faut pas que ce soit trop loin des usines de défibrage (qui séparent la fibre et la chènevotte). « Il n’y en a pas partout ». La France compte six usines de défibrage du chanvre. Le chanvre est une culture contractualisée entre les agriculteurs et les transformateurs, afin d’organiser les apports : « L’usine qui transforme 15 000 tonnes de fibres ne va pas en traiter 30 000 l’année d’après », rappelle-t-il.« Si la récolte de la fleur ajoute du développement à la filière chanvre, nous voulons le maîtriser. Ça ne pourra pas se faire sans usines de défibrage. Bien organisé, le développement du chanvre pourrait nous faire arriver à 25 000-30 000 hectares dans dix ans », estime Dominique Briffaud.
De nouveaux équilibres
Le chanvre couvre aujourd’hui une petite surface comparé aux autres grandes cultures alimentaires. Il s’étend sur 20 000 ha, après avoir quintuplé en 30 ans (voir graphique). Mais les professionnels savent que s’ils récoltent la fleur, ils n’auront pas de graine. Or, la graine de chanvre, appelée aussi chènevis, est également une partie de la plante génératrice de produits à haute valeur ajoutée. La filière se pose aussi la question de la qualité de la fibre dès lors que le chanvre sera récolté à la floraison, c’est-à-dire en juillet, et non plus en septembre. « Si on récolte la fleur, on ne sait pas ce que donnera la fibre. Il faut bien s’assurer que l’affinement de la qualité de la fleur n’altère pas la qualité de la fibre », insiste Dominique Briffaud, et il faudra aussi respecter un délicat équilibre entre le taux de CBD et le taux de THC. Les variétés de chanvre qui ont le plus fort taux de CBD sont aussi celles qui contiennent potentiellement le plus de THC. Or, pour être autorisées à la culture en France, les variétés de chanvre sont soumises à un taux de THC maximum. En somme, le chanvre va devoir trouver de nouveaux équilibres.
Un avis préliminaire de Bruxelles défavorable au cannabidiol
La Commission européenne en est arrivée à la conclusion préliminaire selon laquelle les extraits des variétés de chanvre industriel Cannabis sativa L., et donc le cannabidiol – ou CBD sont à classer en tant que « stupéfiants » dans le cadre de la législation de l’UE. Bruxelles a donc gelé tous les dossiers de demande d’autorisation pour les extraits de chanvre et les cannabinoïdes naturels dans le cadre du règlement relatif aux nouveaux aliments. Une décision qui, si elle est confirmée, « risque de porter le coup de grâce à ce secteur » dénonce l’Association européenne du chanvre industriel (EIHA). Un feu vert de l’Agence du médicament (ANSM) est attendu cet été.
Pendant ce temps, la filière classique continue de grandir
En attendant la révolution de la fleur, la filière classique poursuit ses avancées sans relâche. La Chanvrière de l’Aube, première coopérative de chanvre, est en train de doubler sa capacité de transformation de la paille de chanvre en fibre. « Nous avons une première ligne de transformation de 50 000 tonnes de paille, à laquelle nous sommes en train d’ajouter 50 000 tonnes. La nouvelle usine a été mise en route en février et monte en puissance », témoigne Benoît Savourat, président.
– Béton : Dans le département voisin, en Seine-et-Marne, la société Planète Chanvre, créée il y a dix ans, ajoute à son usine de défibrage de 7 000 tonnes une unité de fabrication de murs préfabriqués en béton de chanvre, selon son directeur Éric Grange. La rentabilité du débouché de la fibre incorporée dans l’industrie automobile (pour les tableaux de bord, les garnitures de portières) a été atteinte depuis 2019, « après un investissement d’un million d’euros par an par la filière », d’après Nathalie Fichaux, directrice d’Inter Chanvre.
– Textile : Les professionnels sont en train de créer un pôle d’activités attirant les métiers d’aval (textile, plasturgie, cosmétique) près de Troyes, soutenus par les pouvoirs publics, à l’instar du pôle de Pomacle-Bazancourt dans la Marne pour le sucre, l’amidon et les molécules de chimie fine. Le textile n’est pas en reste. Rainbow et la société Tissages de Charlieu, située près de Lyon, sont en pourparlers avec une enseigne de grande distribution pour fournir des sacs en tissu de chanvre qui soient proposés aux clients à côté des sacs en coton. « Nous souhaitons relocaliser une partie de la production de sacs en tissu, aujourd’hui importés d’Inde et de Chine, avec l’avantage que le chanvre ne nécessite ni pesticides ni irrigation », affirme Antoine de Saint-Pierre, directeur associé de l’entreprise Les Tissages de Charlieu. De plus, ce projet de production de sacs de chanvre économiserait 5 000 tonnes de CO2 par an.