Cette procédure, permettant aux forces de l’ordre d’infliger une amende sans l’intervention d’un juge, « comporte le risque de développer des pratiques discriminatoires », « porte une atteinte grave au droit au recours » et « fragilise la relation police-population », affirme Claire Hédon, dans une décision publiée mercredi.
Le Défenseur des droits demande au gouvernement, dans une décision rendue mercredi 31 mai, de supprimer la procédure de l’amende forfaitaire délictuelle (AFD), qui permet aux policiers ou gendarmes de sanctionner d’une contravention certains délits sans recourir à un juge.
Dans une décision-cadre particulièrement détaillée, Claire Hédon affirme que cette procédure, constamment étendue à de nouveaux délits, « porte une atteinte grave au droit au recours de la personne poursuivie », « restreint l’accès au service public de la justice », « fragilise la relation police-population » ou encore « comporte le risque de développer des pratiques discriminatoires » (voir nos articles ici, là ou encore là).
Comme le rappelle la décision, l’AFD « est une procédure exceptionnelle », puisqu’il s’agit d’infliger « une amende en tant que sanction pénale en dehors de toute procédure judiciaire contradictoire » – elle est possible à condition que la personne soit majeure, reconnaisse les faits et accepte l’amende alors dressée par le policier ou le gendarme. Quelque 230 000 AFD ont ainsi été émises en 2021.
Si une personne verbalisée veut contester l’infraction en bénéficiant des garanties offertes par les droits de la défense dans une procédure classique, c’est elle qui devra faire la démarche de contester l’AFD.
En cas de contestation, le dossier est transmis au ministère public qui peut décider soit de rejeter la contestation, contraignant le ou la contrevenante à saisir le tribunal correctionnel, soit de renoncer aux poursuites, soit d’engager des poursuites judiciaires devant le tribunal correctionnel.
Celle-ci fait donc « peser sur la personne poursuivie la charge de déclencher une procédure contradictoire et d’obtenir, en cas de confirmation de culpabilité, une individualisation de sa peine, pointe le Défenseur des droits. En ce sens, la procédure de l’amende forfaitaire déroge à plusieurs principes […], notamment le principe d’individualisation des peines, le droit au respect de la présomption d’innocence, le principe du contradictoire, et le droit d’accès au juge ».
La décision-cadre s’inquiète également de l’explosion du nombre de délits pouvant faire l’objet d’une AFD dont le champ d’application « est désormais extrêmement large, à la fois quantitativement et s’agissant de la diversité des délits concernés ».
L’AFD a en effet été introduite dans notre droit par la loi du 18 novembre 2016 dite de modernisation de la justice, initialement pour sanctionner certains délits routiers. Mais, au fur et à mesure des années et des textes sécuritaires, de nouveaux délits ont été ajoutés à son champ d’application.
L’AFD est ainsi possible, depuis 2018 en cas d’installation illicite sur un terrain privé, depuis 2020 pour l’usage de stupéfiants ou l’occupation en réunion des halls d’immeubles ou encore, depuis 2022, pour les vols à l’étalage. En fin d’année 2022, on dénombrait ainsi onze infractions pouvant être sanctionnées d’une AFD d’un montant de 200 à 500 euros.
Cette multiplication des AFD a logiquement entraîné « un nombre croissant de réclamations » auprès du Défenseur des droits, liées aux « difficultés rencontrées par les agents verbalisateurs dans la mise en œuvre de la procédure de l’AFD d’une part, ainsi que des obstacles rencontrés par les usagers pour faire valoir leurs droits d’autre part ».
La décision-cadre cite en exemple le cas d’une personne sanctionnée d’une AFD « pour conduite sans permis, alors que son âge le dispensait de permis pour la conduite d’un véhicule inférieur à 50 cm3. Le réclamant, à même de faire état de son âge, de la catégorie de véhicule et donc du caractère injustifié du recours à la procédure de l’AFD, n’a pas pu accéder au juge pour faire valoir ses droits. En effet, faute pour lui d’avoir utilisé le formulaire requis et consigné la somme demandée, les contestations qu’il a formulées ont été rejetées ».
Le Défenseur des droits souligne une erreur récurrente faisant l’objet « de nombreuses réclamations » : des automobilistes sanctionnés d’une AFD pour « défaut d’assurance » alors qu’ils avaient juste oublié leurs papiers, une infraction relevant en réalité de la « non-apposition du certificat d’assurance » et sanctionnée par une amende de seulement 235 euros.
La décision-cadre insiste sur un autre phénomène, documenté à plusieurs reprises par la presse : le harcèlement dont sont victimes des jeunes de certains quartiers populaires qui se voient infliger des séries d’AFD extrêmement difficiles à contester.
« Le Défenseur des droits a été saisi ou alerté à de nombreuses reprises, depuis environ deux ans, d’une problématique qui semble se développer, dite des verbalisations multiples ou répétées », écrit-il. « Plusieurs procès-verbaux de contraventions peuvent être établis à chaque verbalisation (jusqu’à 8) et les verbalisations se répètent », raconte la décision.
Ces AFD sanctionnent « principalement des infractions concernant des troubles à la tranquillité publique ou des infractions de la route. Durant la crise sanitaire, de nouveaux motifs de verbalisations ont fait leur apparition et ont favorisé les verbalisations multiples ».
Cumulées, les amendes à répétition peuvent atteindre « des montants de plusieurs milliers d’euros », des sommes « hors de proportion avec les revenus, souvent faibles ou modestes, de la personne ou de la famille concernée ». En effet, « ces verbalisations répétées concernent presque exclusivement des hommes jeunes (moins de 25 ans), parfois des mineurs, perçus comme étant d’origine étrangère, verbalisés dans un périmètre restreint autour de leur domicile, souvent par les mêmes agents ».
La décision-cadre critique également la procédure encadrant les AFD. Elle pointe ainsi « des erreurs récurrentes de qualification juridique des faits », comme dans le cas de l’attestation d’assurance précédemment évoquée ou encore du « délit de conduite sans permis » retenu « en lieu et place du délit de conduite malgré l’invalidation du permis pour solde de points nul ».
L’utilisation d’une application dédiée, installée sur la tablette numérique de l’agent·e, conduit à la rédaction d’un « procès-verbal numérique » (PVe) « peu lisible pour les personnes verbalisées », « contrairement au procès-verbal d’audition qui peut être imprimé et lu ».
Face à ces nombreuses lacunes et irrégularités, seul un parquet, basé à Rennes, est compétent pour opérer un contrôle largement insuffisant. En février 2022, celui-ci n’était en effet composé que de « quatre magistrats du tribunal judiciaire de Rennes – qui ont d’autres attributions –, cinq contrôleurs qualité et trois greffiers pour traiter l’ensemble des AFD émises chaque année ».
« Au vu du délai dont dispose l’antenne du parquet de Rennes pour effectuer son contrôle qualité et de la faiblesse de ses moyens, conjugué à la volumétrie annuelle d’AFD qui atteint plus de 230 000 AFD émises en 2021 et plus de 135 000 AFD émises au premier semestre 2022, écrit le Défenseur des droits, il est permis de douter de la parfaite effectivité du contrôle. »
Face à ces atteintes graves des droits des citoyen·nes et aux manquements constatés dans l’organisation de la procédure encadrant les AFD, la décision-cadre recommande « à titre principal » de « supprimer » celle-ci.
En cas de refus du gouvernement, le Défenseur des droits formule « à titre subsidiaire » un certain nombre de recommandations.
Claire Hédon demande notamment une modification du Code pénal « afin d’interdire le cumul des AFD en cas de délits éligibles en concours » ; de « créer des champs spécifiques et bloquants dans l’application PVe pour empêcher les erreurs de qualifications » ; d’ajouter une case permettant d’acter le refus de l’AFD ou la contestation des faits et mettant « automatiquement fin à la procédure » de l’AFD ; de mettre une place un système d’accès au PVe « au bénéfice de la personne verbalisée » ; ou encore « renforcer les moyens humains indispensables à l’effectivité du contrôle ».
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