La direction du quotidien appartenant au milliardaire Rodolphe Saadé a convoqué Aurélien Viers, directeur de la rédaction, pour un entretien préalable à son licenciement. En réaction, la rédaction se met en grève illimitée.
Nous avons induit nos lecteurs en erreur, et La Provence leur présente ses plus profondes excuses. » Le message publié à la « une » du quotidien marseillais, vendredi 22 mars, sous la signature du directeur de la publication, Gabriel d’Harcourt, a ouvert une crise majeure dans ce groupe de presse, propriété du groupe CMA CGM de Rodolphe Saadé, par le biais de sa branche spécialisée Whynot Médias.
La veille, le journal a barré sa première page d’une citation choc d’un habitant de La Castellane, la cité où Emmanuel Macron a passé lundi 20 mars plus de trois heures pour présenter son opération nationale de lutte contre les trafics de drogue « Place nette XXL ». « Il est parti, et nous, on est toujours là », regrette une des personnes interviewées sur place par le quotidien marseillais, résumant le sentiment de déception des habitants que nombre de reporters et d’équipes de télévision ont pu relayer dans la journée. Mais certains élus membres du camp présidentiel n’ont pas digéré cette phrase, l’interprétant comme une tribune ouverte aux trafiquants.
« C’est un bras d’honneur à la République et au boulot de tous ceux qui interviennent dans ces quartiers, forces de l’ordre, travailleurs sociaux, enseignants… », assure ainsi le conseiller régional Christophe Madrolle, qui s’en est ému sur X. L’élu, ancien d’EELV et du MoDem, et désormais proche du président Renaissance de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, Renaud Muselier, a signalé la parution au ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, et dit avoir échangé par texto avec Emmanuel Macron dans la journée.
Selon nos informations, l’émoi du camp présidentiel a eu de rapides conséquences, et le directeur général du groupe La Provence et directeur de la publication, Gabriel d’Harcourt, a été convoqué, jeudi 21 mars, au siège de la CMA CGM, propriétaire du journal, par les équipes de Rodolphe Saadé, soutien affirmé du président Macron. Interrogé par l’Agence France-Presse, M. d’Harcourt – qui avait été destinataire de la fameuse « une » avant parution sans y trouver matière à modification – a réfuté toute pression.
Echo à BFM-TV et RMC
En accord avec le directeur de Whynot Medias, la filiale médias du groupe CMA CGM, Jean-Christophe Tortora, et son directeur général délégué à l’information Laurent Guimier, présents dans les locaux de « La Provence » vendredi 22 mars, Gabriel d’Harcourt a toutefois décidé de mettre à pied et de convoquer pour un entretien préalable au licenciement le directeur de la rédaction, Aurélien Viers, qu’il avait nommé en janvier 2023. En déplacement, mercredi 20 mars, le jour de la réalisation de la « une » controversée, M. Viers aurait tenté le lendemain de faire modifier le message d’excuses imposé par son directeur de la publication.
Au sein d’une rédaction déçue par la gestion de la CMA CGM, l’épisode est comme un traumatisme. « C’est honteux d’analyser cette “une” comme un hommage aux dealeurs. C’est quoi le fond du message ? Qu’il faut suivre la communication présidentielle ? Mais toute la presse a pu se rendre compte que le trafic était revenu à La Castellane », s’insurge Sophie Manelli, représentante du Syndicat national des journalistes (SNJ) à La Provence.
Elle voit le texte publié à la « une » du journal comme un « crachat sur le travail des reporters qui vont sur le terrain ». Ironie du moment, la direction et les organisations syndicales s’apprêtaient à signer dans les prochains jours une charte d’indépendance et de déontologie dans laquelle l’actionnaire s’engageait à ne pas intervenir dans le contenu rédactionnel. « Elle est déchirée avant même d’entrer en effet »,regrette de son côté le journaliste Sylvain Pignol, élu SNJ.
A la mi-journée, dans une assemblée générale appelée en urgence par une intersyndicale réunissant la CFDT, la CFE-CGC et le SNJ, les journalistes de la rédaction ont décidé, à une large majorité, d’arrêter le travail. Une grève à effet immédiat – la seconde depuis le rachat du groupe de Rodolphe Saadé à l’automne 2022 dans une entreprise jusqu’alors peu habituée aux mouvements sociaux – votée par 129 des 163 participants. Les journalistes vont adresser une motion de défiance aux directions de La Provence et du groupe Whynot Media. « Comment les journalistes de la rédaction désavoués par ce mot “d’excuse” pourront-ils exercer leur mission d’informer avec sérénité, indépendance et sans autocensure ? », interrogent-ils.
Dans un message aux salariés, la direction de La Provence a, elle, confirmé la « mise en retrait pendant une semaine » d’Aurélien Viers et annoncé le lancement d’un « audit du processus de fabrication de la “une” » du journal.
Pour les responsables du groupe, qui estime que la parution du 21 mars « est contraire à l’éthique journalistique », la « citation et la photo qui l’accompagnait ont pu laisser croire que “La Provence” donnait complaisamment la parole à des trafiquants de drogue décidés à narguer l’autorité publique ». Un argument qui a fait sourire dans la rédaction, quelques jours après le lancement médiatisé de la seconde saison de « Cartel Nord », un podcast maison consacré à la question du narcotrafic, donnant à entendre en longueur le témoignage d’un important trafiquant. « Personne n’est dupe. Cela fait plusieurs jours que notre traitement déplaît au gouvernement », dit un journaliste.
La crise que traverse La Provence a eu un fort écho à BFM-TV et RMC, dont Rodolphe Saadé et le groupe CMA CGM finalisent le processus de rachat. Mardi 19 mars, le milliardaire marseillais a assuré aux élus du comité social et économique de ces deux médias, qu’il ne se montrerait pas « interventionniste ». Vendredi, les représentants syndicaux de BFM-TV et RMC, comme ceux de La Tribune, autre titre appartenant désormais à la CMA CGM, ont échangé avec ceux de La Provence en vue d’une action commune.
Se déclarant « solidaires » de leurs confrères marseillais, les organisations du groupe Altice médias dénoncent des « décisions scandaleuses » et appellent leurs salariés à un rassemblement symbolique lundi 25 mars au Campus, le siège parisien de leurs médias. La rédaction de La Tribune a voté à 97 % le principe d’une grève le 26 mars. Une mobilisation qui se tiendra avant l’audition, le 27 mars à huis clos, de Rodolphe Saadé par la commission d’enquête parlementaire sur l’attribution des fréquences de la TNT.
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