Le cannabis fumé dans l’Hexagone provient en grande majorité du Maroc, plus précisément du Rif, région montagneuse du nord du royaume. « Dans les années 1960, le Maroc était une destination privilégiée des hippies européens, écrit le géographe Pierre-Arnaud Chouvy. Et c’est la demande européenne qui a transformé l’industrie traditionnelle du cannabis local, le kif, en celle, plus moderne, de haschisch (1). » Afin de répondre à cette demande, les paysans du Rif ont cultivé le cannabis à grande échelle. De 2 000 hectares à la fin des années 1960, les surfaces sont passées à 25 000 dans les années 1980 et jusqu’à 134 000 en 2003, selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). « Ce chiffre a fait scandale, précise Chouvy. Le bureau de l’ONUDC dans le royaume a été fermé. » Au Maroc, « à la différence de l’Afghanistan et de la Colombie, aucun conflit armé n’y remet en question le contrôle politico-territorial et ne permet d’expliquer que de telles superficies soient consacrées à une production agricole illicite » (2).
« Le Maroc est un État policé, quadrillé administrativement, rappelle Chouvy. Que les autorités ignorent la situation est inconcevable. Mais il est compliqué pour Rabat d’intervenir dans cette zone, rétive au pouvoir central. » Jusqu’à l’indépendance, le Rif se trouvait sous protectorat espagnol (1912-1956). La région a pris les armes à moult reprises contre les forces marocaines, françaises et espagnoles. Au XIXe siècle, c’est afin de pacifier le Rif que le sultan Moulay Hassan Ier y a toléré la culture du kif. Depuis, les Rifains y voient un « droit » historique inaliénable. « La tolérance du cannabis est une alternative à un sous-développement contre lequel les autorités ont peu ou pas agi », écrit donc Chouvy. Il génère sept à seize fois plus de revenus que l’orge. En 2003, selon l’ONUDC, il permettait aux deux tiers des familles paysannes du Rif, soit 800 000 personnes, de subvenir à leurs besoins.
Cependant, les surfaces cultivées auraient diminué de deux tiers depuis 2003, selon les chiffres officiels marocains (même si ceux-ci laissent perplexes : en 2012, les quantités saisies avoisinaient la production estimée…). Parallèlement, l’empaquetage du haschisch a changé — les « savonnettes » de 250 grammes ont laissé place à des « olives » de 100 grammes —, tandis que doublait le taux moyen de THC, le principe actif du psychotrope.
L’explication réside dans un bouleversement de l’offre : les cultivateurs marocains produisaient de grandes quantités de haschisch de basse qualité, ayant mauvaise réputation. Or, vers 2005, influencés par leurs « partenaires » européens, qui leur ont fourni graines et équipements, les Rifains ont opté pour « des variétés de cannabis à haut rendement, des pratiques agricoles modernes, des techniques de production modernes de haschisch », selon le géographe. Cette évolution s’est accélérée du fait du succès des premiers cultivateurs d’hybrides et de leur communication sur les réseaux sociaux. L’offre marocaine s’est adaptée à la demande des fumeurs européens de produits plus puissants. Le kif au faible taux de THC (2,4 %) et au rendement de 30 à 60 grammes d’herbe par plant a notamment laissé place à de la Clementine Kush, un hybride au fort taux de THC (21 %) et au rendement optimal de 200 grammes d’herbe par plant. À raison de 10 000 plants par hectare, la production à l’hectare de 300 à 600 kilos d’herbe relativement légère a fait place à deux tonnes d’herbe forte. « Une significative amélioration des rendements qui compense la réduction des surfaces cultivées », conclut le géographe.
Cédric Gouverneur
(1) Pierre-Arnaud Chouvy « Production de cannabis et de haschisch au Maroc : contexte et enjeux », L’Espace politique, n° 4, janvier 2008.
(2) Kenza Afsahi et Pierre-Arnaud Chouvy, « Le haschisch marocain, du kif aux hybrides », Drogues enjeux internationaux (revue de l’OFDT), juin 2015.
Source : Monde-diplomatique.fr