La chronique philo de Cynthia Fleury. » Du jamais vu dans le capital. La cocaïne fonctionne comme une carte bancaire ».
Depuis Scarface, on le subodore, mais la lecture du nouveau Saviano (Extra Pure, Gallimard, 2015) en remet une couche : l’économie de la cocaïne est définitivement la métaphore (et la réalité) de l’investissement capitalistique, de sa volonté exacerbée de faire du profit, d’ajuster sans cesse les coûts, de créer des besoins et des désirs inutiles et mortifères. Il n’y a que l’illégalité du système qui diffère. Pour le reste, comme la cartographie du pétrole dessine notre géopolitique, celle de la coke dessine notre économie.
« Là, près de toi, quelqu’un en prend. » De quoi parle-t-on ? De la drogue. Héroïne, cannabis, crack, freebase, crystal meth, sans parler de l’ecstasy, des amphétamines ou autres speeds. Et la toute-puissante cocaïne, plus ou moins pure (coupée), celle qui te donne le sentiment d’infliger à ton adversaire « un imparable passing-shot », de tout faire plus et mieux, jusqu’à ce que le sort s’inverse et que tu deviennes le plus soumis des hommes. Avec comme première compagne, la paranoïa, car le niveau de vigilance et d’alerte augmente sensiblement avec la récurrence des prises.
Entre-temps, l’argent de la drogue aura étendu davantage encore son empire, car la coke, question investissement et retour, c’est de zéro à mille. Même plus. « En investissant mille euros en actions Apple début 2012, écrit Saviano, on avait mille six cent soixante-dix euros douze mois plus tard. Pas mal. Mais ceux qui ont investi mille euros en cocaïne au même moment en avaient, eux, cent quatre-vingt-deux mille : cent fois plus qu’en acquérant les actions les plus performantes du moment. » Du jamais-vu dans le capital. « La cocaïne fonctionne comme une carte bancaire. Un centre commercial à acheter ? On importe de la coke, et au bout d’un mois, on a les fonds qui permettent de conclure la transaction. Une campagne électorale sur laquelle on veut peser ? On importe de la coke et on est prêt en quelques semaines. La cocaïne est la réponse universelle au besoin de liquidités. »
Cherry on the cake, c’est le plein-emploi, à l’image du cartel du Sinaloa : « Il faut produire, stocker, transporter, protéger. Tout le monde a des compétences et tout le monde est enrôlé dans le Sinaloa. » Dans le monde, de nombreux endroits vivent sans hôpitaux, sans eau courante, sans accès à Internet. Mais pas sans coke. Les puits de pétrole nécessitent des investissements importants, idem pour les oléoducs. Mais là encore, « la cocaïne est le dernier bien qui permette l’accumulation primitive du capital ». Aucune autre ressource, aucun autre travail ne peuvent créer une telle fortune.
Alors cela justifie toute la férocité, la violence, la pauvreté, car là où pousse la coca, tout est aspiré. Dans ce monde, on ne compte plus l’argent, on le pèse. Et Saviano aussi s’est fait aspirer. « Écrire à propos de la cocaïne, c’est comme en prendre. On veut plus de données, plus d’informations. (…) On est accro. » Le livre est dédié aux carabiniers qui le protègent partout.
Source : humanite.fr