TRIBUNE de Michel Henry
Alors que le gouvernement veut imposer, en vain, l’idée que prohibition et répression des usagers vont venir à bout du trafic de stupéfiants, l’essayiste Michel Henry regrette, dans une tribune au « Monde », qu’un récent rapport parlementaire proposant d’inventer un modèle français de régulation des stupéfiants ait été enterré sans débat.
A rebours du tapage politique et médiatique, deux députés ont livré, au terme d’un travail fouillé, un constat sans surprise : la « guerre d’Etat » menée à grands coups de trompette contre les drogues est un « échec institutionnel », indiquent Antoine Léaument (La France insoumise, Essonne) et Ludovic Mendes (Renaissance, Moselle), dans leur rapport parlementaire remis le 17 février. Cet échec, connu depuis des décennies, invite à changer de politique. Il est, hélas, nié par nos responsables, qui s’enferrent dans l’erreur.
Un seul exemple de cet échec : selon les estimations d’Europol, il faudrait saisir « 82 % des produits stupéfiants importés pour parvenir à atteindre véritablement les organisations criminelles et les empêcher de faire des bénéfices sur ces importations ». Voilà ce qu’indique Quentin Mugg, officier de liaison à l’agence européenne de police criminelle, aux députés.
« Ne pas se tromper de cible »
Atteindre ce pourcentage est évidemment impossible. Les fonctionnaires antistups se plaignent régulièrement qu’ils « vident l’océan à la petite cuillère ». Mais qui les écoute ? Le rapport n’a suscité qu’une large indifférence. C’est que le rouleau compresseur est puissant. Il veut imposer l’idée que seul le couple « prohibition-répression » des usagers peut mettre à mal le trafic de stupéfiants, rebaptisé « narcotrafic » pour mieux hystériser la situation. Récemment, le gouvernement a même lancé une « campagne de culpabilisation » des consommateurs, tenus pour responsables des violences liées au trafic. Nouvelle erreur.
Pour les rapporteurs, il est « essentiel de ne pas se tromper de cible ». Et selon eux, « lutter contre le consommateur ne permettra pas d’endiguer durablement le trafic de stupéfiants ». Ainsi, le recours accru à des amendes forfaitaires frappant les usagers « ne contribue ni à faire diminuer l’offre, ni à endiguer l’expansion du trafic ». Il n’empêche même pas la consommation d’augmenter.
Mêmes errements pour les démantèlements des points de deal. On a compté 20 000 opérations en 2023, 12 000 au premier trimestre 2024. Soit un nombre d’actions « cinq fois supérieur au nombre de points de deal listés, preuve de leur reconstitution rapide une fois l’opération réalisée ». Supprimez un point de deal, il se reporte à côté. Ces coups de com complaisamment relayés ne déstabilisent pas durablement les réseaux, car ils se concentrent sur le revendeur, « petite main » du trafic et donc « aisément remplaçable ». Et ils « exigent un déploiement considérable de moyens humains », en pure perte.
Pour les députés, il importe au contraire de soulager les forces de l’ordre et de les concentrer sur la lutte contre les trafiquants « du haut du spectre ». Comment ? D’abord, par une dépénalisation de l’usage. Cinq millions de personnes consomment du cannabis ; avec une telle masse, impossible d’éradiquer l’usage. Mais toute dépénalisation est écartée par le gouvernement. Il réserve à leur rapport le même sort qu’au précédent, qui, en 2021, formulait des recommandations semblables : la poubelle.
Face aux vérités dévastatrices que les rapports contiennent, les politiques préfèrent fermer les yeux et invoquer une forme de pensée magique. La réalité contredit leurs actions ? Changeons la réalité ! Mais ce n’est pas en niant les faits que l’on trouvera la solution. Et les faits sont têtus : « La guerre aux drogues est un échec, la prohibition ne marche pas », a répété The Lancet le 5 décembre 2024. La répression n’a pas fait baisser la consommation, qui atteint des « records », selon la prestigieuse revue médicale britannique, qui préconise « des stratégies humanistes basées sur des preuves scientifiques ».
Au passage, The Lancet rappelle que, « contrairement à la croyance populaire », l’usage problématique de drogues et la dépendance physique n’affectent que 10 % des usagers. Il y a donc, très majoritairement, un usage sans dommage grave, pour 90 % des personnes concernées. Voilà qui change le regard et conduit à se poser les bonnes questions. Pourquoi utilise-t-on des drogues ? Parce que, au départ au moins, on en tire un bénéfice : la détente, la découverte d’états de conscience modifiés, le lien social, l’amusement, l’énergie. Si l’on ignore cette démarche, on fait fausse route.
Approche idéologique
Une gestion responsable des drogues se construit à partir de cette question. A cette aune, le critère légal ou non des produits s’avère absurde. Pourquoi autoriser les drogues les plus dangereuses, comme l’alcool (41 000 morts par an en France, selon une estimation de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives, sans compter les dégâts collatéraux, et un coût social annuel estimé à 102 milliards d’euros) ? Ou le tabac (75 000 morts, coût social de 156 milliards d’euros) ? Pourquoi interdire le cannabis (120 morts attribués à des accidents de la route, et un coût social, toutes drogues illicites confondues, de 7,7 milliards d’euros) ?
Aveuglé par une approche idéologique, le ministère de l’intérieur mène la danse. Il est temps que le ministère de la santé, muré dans le silence, reprenne la main. Il l’a fait en partie, en autorisant in extremis, fin décembre 2024, une prolongation provisoire de l’expérimentation thérapeutique du cannabis. Bien que saluée pour ses aspects positifs, celle-ci a failli finir au panier par pur obscurantisme. Le gouvernement était prêt à sacrifier les 1 800 patients qui en bénéficient, de peur de reconnaître un avantage à ce produit diabolisé. Dans cette logique, doit-on aussi interdire la morphine ? Ubu est aux commandes.
Pour ramener un peu de rationalité et « assécher l’offre illégale », les deux députés proposent d’inventer un modèle français de régulation des stupéfiants. Cette légalisation, pour dire le mot qui fâche, serait confiée à une entité administrative indépendante : l’Autorité de régulation du cannabis, qui superviserait une filière française du cannabis. Dans 24 Etats américains, des marchés régulés produisent un chiffre d’affaires annuel de 25 milliards de dollars (23,11 milliards d’euros), avec 300 000 emplois à plein temps. Ils ont rapporté 3 milliards de dollars de taxes en 2022.
Selon une estimation, le fisc français pourrait récupérer d’un marché légal 240 à 360 millions d’euros par an. Pas le Pérou, mais un début. Pour débattre d’un « modèle de régulation », Antoine Léaument et Ludovic Mendes suggèrent d’engager une « démarche participative » à l’échelle du pays. Glissons cette idée au président de la République, en quête de sujets de référendum ou de débat public.
Michel Henry, essayiste et journaliste indépendant basé à Marseille, a écrit, notamment, « Drogues. Pourquoi la légalisation est inévitable » (Denoël, 2011) et « Revivre. 12 étapes pour sortir de l’addiction » (Actes Sud, 2022)
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