Dans la cité Charles-Schmidt, l’un des quartiers les plus touchés par le trafic de drogue dans la ville de Seine-Saint-Denis, l’idée de légaliser le cannabis pour éliminer le trafic trouve un certain écho chez les habitants.
Par Anthony Lieures
Le 15 décembre 2020
Couvert d’une doudoune laissant transparaître un sweat à capuche turquoise, remonté jusqu’au nez, un guetteur est déjà au travail, en milieu de matinée devant le grand portail noir à l’entrée de la cité Charles-Schmidt, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). « Pour acheter, c’est la deuxième porte, au fond à gauche », murmure-t-il après avoir demandé au client potentiel de «sortir de l’angle des caméras».
A l’intérieur, blotti sur une chaise à l’entrée du hall, le dealer refuse d’évoquer la question de la légalisation de cannabis, relancée par le député (LFI) Éric Coquerel : « Tu demandes à qui tu veux, je ne parle pas. » Dans cette résidence, l’un des principaux points de deal de la commune, de nombreux habitants ont, eux, décidé de prendre à bras-le-corps la lutte contre le trafic de drogue, qui mine leur vie chaque jour. Depuis quelques mois, une amicale de locataires s’est constituée, multipliant les initiatives sur le sujet.
La crainte de favoriser d’autres trafics
D’abord, l’organisation d’apéros l’été dernier pour « occuper le terrain » face aux trafiquants, alors que le « four » (point de vente) se met en place dans le quartier tous les jours, jusqu’à au moins minuit. Fin septembre, ces habitants ont aussi décidé de publier et d’afficher une « lettre ouverte »… aux clients des dealers. « Ne viens plus chez nous, tu n’es pas le bienvenu », écrivaient-ils notamment.
Que pensent-ils aujourd’hui de la proposition de leur député Éric Coquerel, qui souhaite proposer une loi visant notamment à légaliser le cannabis pour éradiquer le trafic ? Kader (le prénom a été modifié), membre de l’amicale des locataires, n’est pas persuadé que la mesure soit le remède miracle. « On ne fait pas disparaître la pauvreté et la précarité de ces jeunes par un texte de loi », estime-t-il, convaincu que la disparition de ce trafic en créerait de nouveaux.
« On va pousser des petites mains à trafiquer d’autres substances illicites, de la cocaïne, de l’héroïne, du crack, des armes… poursuit-il. Est-ce qu’on demandera à légaliser la vente de ces produits-là aussi ? » Il estime, par ailleurs, que les jeunes trafiquants « ne seront pas ceux qui pourront ensuite trouver du travail dans le commerce légal. On choisira des jeunes d’ailleurs, formés dans des bonnes écoles… »
« Légaliser, c’est la seule solution »
L’un de ses voisins, Jules, ne partage pas son avis. « Légaliser, c’est la seule solution. L’État prouve depuis plus de trente ans qu’il n’a pas les moyens de résoudre le problème, estime cet homme de 36 ans. Et nous, cela dégrade nos quartiers, avec des nuisances mais aussi une jeunesse qui sombre. C’est beaucoup plus facile pour ces jeunes d’aller faire le guet pour 100 euros que d’aller chercher du travail. »
Il habite depuis six ans dans ce quartier et ne croit pas non plus que la solution passe par un déploiement plus grand de forces de police. « De toute façon, si on résolvait le problème ici, il se déplacerait ailleurs », prédit-il.
« Tellement de gens fument aujourd’hui… »
De l’autre côté de la rue, « Dédé », 60 ans, attend patiemment que son linge sèche à la laverie. Vieux consommateur de cannabis, cet homme de 60 ans est également favorable à la légalisation. « Est-ce que ça changera les choses ? Je n’en sais rien, mais il y a tellement de gens qui fument aujourd’hui. Et ce n’est plus comme à l’époque, où il fallait se cacher pour ça, témoigne-t-il. Maintenant, les gens roulent leur joint au milieu du trottoir… »
En face de la cité, Eric a ouvert une cave à vin qui fait également office d’épicerie fine depuis un peu plus d’un an. « Dans le quartier, les gens voient le trafic et en parlent régulièrement, confie-t-il. On se demande ce qu’il est possible de faire. On peut installer un commissariat juste devant mais le trafic se fera ailleurs… Les policiers passent six, sept, huit fois par jour mais ça ne change rien car tout est très bien organisé et la cité est un vrai gruyère. »
Avec ses clients, la question de la légalisation revient aussi régulièrement. « Certains pensent que si on légalise les drogues douces, les trafiquants vont passer vers des drogues plus dures, qui feront beaucoup plus mal… » A titre personnel, lui pense que la légalisation serait « une bonne chose », mais à condition d’accompagner les jeunes trafiquants. « Que fera-t-on d’eux ? Certains sont des gamins, parfois de 12 ou 13 ans… il ne faut pas qu’ils se retrouvent dans la rue pour faire autre chose, et pas forcément mieux. »
Source : Leparisien.fr