Par Renaud Colson, maître de conférences HDR à Nantes Université, chercheur au laboratoire Droit et Changement Social et à l’Institut français de Pondichéry
Les médias se font régulièrement l’écho des débats entre les partisans et les opposants d’une éventuelle légalisation du cannabis. Le débat est d’autant plus difficile à mener qu’il est techniquement complexe et ne se résume pas à l’alternative simpliste entre interdiction absolue et liberté sans limite dans laquelle on veut trop souvent l’enfermer. Plusieurs rapports officiels se sont prononcés en faveur d’un assouplissement de la législation française et une énième proposition de loi en ce sens a été récemment déposé au Sénat. Renaud Colson, maître de conférences à l’université de Nantes nous livre une analyse du droit français et de son contexte européen.
Comment le droit français appréhende-t-il aujourd’hui le cannabis ?
Le droit ne fait pas de distinction entre les produits inscrits sur la liste des substances classées comme stupéfiants. Le cannabis est à ce titre soumis au même régime que celui applicable à l’héroïne ou au crack. La loi de 1970 qui constitue toujours le socle de la réponse juridique en matière de stupéfiants privilégie théoriquement une réponse sanitaire à la consommation illicite de drogue. Mais l’ambition d’une justice prophylactique qui redresserait la « déviance pathologique » des « drogués » en les soumettant à des mesures d’accompagnement (injonctions thérapeutiques, stages de prévention ordonnés par la justice…) a fait long feu. A la faveur d’un paternalisme hémiplégique, le système judiciaire s’est progressivement concentré sur la sanction en espérant que la fonction dissuasive de la peine suffirait à mettre en œuvre l’objectif d’éradication du cannabis porté par la loi.
L’arsenal répressif a été durci, depuis deux décennies, par des réformes procédurales qui alignent peu ou prou le régime applicable aux infractions en matière de stupéfiants sur celui des crimes terroristes. Ainsi, la détention d’un gramme de cannabis peut justifier une garde à vue de 96 heures sans intervention de l’avocat avant la 72e heure. Plus récemment, le législateur a confié à la police le soin de distribuer aux consommateurs des « amendes forfaitaires délictuelles ». Sanctionnant un délit correctionnel sans en passer par le juge, cette procédure donne lieu à une inscription au casier judiciaire. Critiquée par la défenseure des droits, cette réforme illustre l’abandon de toute ambition sanitaire dans le traitement, désormais essentiellement punitif, réservé aux usagers de cannabis.
Les forces de l’ordre sont par ailleurs encouragées à « faire du chiffre » sur le dos des usagers de stupéfiants. Interpeller un consommateur vaut en effet résolution d’une affaire et contribue mécaniquement à améliorer le taux d’élucidation des unités de police. Le nombre de procédures pour des faits de consommation de cannabis a ainsi été multiplié par 7 en 20 ans. Cette politique répressive, qui accapare 90 % de la dépense publique consacrée à la lutte contre cette drogue (les 10 % restants étant alloués au soin, à la prévention et à la recherche) est loin d’avoir fait ses preuves. L’usage de cannabis atteint en France des niveaux très élevés comparé à la plupart des autres pays européens : on dénombre ainsi, dans la population adulte, 10 % d’usagers occasionnels, 3 % d’usagers réguliers, et 1,7 % d’usagers quotidiens. Le caractère dissuasif de la sanction est, il est vrai, très relatif, car en dépit d’une politique de systématisation des poursuites, le risque pénal demeure faible. La consommation de cannabis n’épargne aucune classe d’âge et affecte tous les milieux sociaux, mais la répression n’est en pratique mise en œuvre que contre les jeunes des milieux populaires.
Comment, dans ce cadre répressif, le cannabis thérapeutique et le cannabis « light » ont-ils pu obtenir une reconnaissance légale ?
Si le tropisme prohibitionniste français rend difficile toute discussion sur le bien-fondé de l’interdiction du cannabis, le champ d’application de ce principe tend à se réduire. Encore convient-il de remarquer que ces aménagements restent marginaux et suscitent de fortes résistances de l’appareil d’Etat. C’est le cas en matière de cannabis médical dont les effets antalgiques dans le traitement des douleurs chroniques et l’efficacité dans le traitement de la sclérose en plaques et de certaines formes d’épilepsie sont désormais bien documentés. Autorisé dans des dizaines d’Etats, cet usage thérapeutique demeure très limité en France. Une expérimentation, longtemps repoussée en dépit des recommandations de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) et des revendications des associations de malades, a finalement vu le jour en 2020. Mais elle ne concerne pour l’instant qu’un nombre réduit de patients, et la généralisation de ce programme reste suspendu aux ultimes arbitrages du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2024.
Le cas du cannabidiol (CBD), cet extrait de chanvre dénué d’effet enivrant mais auquel on prête des vertus relaxantes, est également révélateur des résistances gouvernementales. Refusant d’appliquer à cette substance le régime dérogatoire prévu par l’article R5132-86-1 du Code de la santé publique pour les variétés de cannabis « dépourvues de propriétés stupéfiantes » et les produits qui en sont issus, les autorités françaises ont cherché à étouffer dans l’œuf un marché sur lequel s’était positionnée une partie des acteurs de la filière chanvrière. Poursuivis pour infraction à la législation sur les stupéfiants, certains d’entre eux se sont engagés dans un combat pour le droit au terme duquel ils ont obtenu gain de cause. Dans un arrêt important rendu le 19 novembre 2020, la Cour de justice de l’Union européenne a considéré que le CBD n’étant pas un stupéfiant, l’interdiction de sa commercialisation en France était incompatible avec le régime des libertés de circulation. Prenant acte de cette jurisprudence européenne, la Cour de cassation et le Conseil d’Etat ont admis la légalité du commerce de fleurs de chanvre ne contenant du THC qu’à l’état de traces. Contraint de réglementer ce qu’il ne pouvait pas prohiber, le gouvernement a finalement dû étendre le périmètre du cannabis légal.
Doit-on s’attendre à une légalisation du cannabis en France dans les années à venir ?
La légalisation est déjà en cours. Officiellement reconnu pour ses vertus thérapeutiques (une qualité à laquelle ni l’alcool, ni le tabac ne peuvent sérieusement prétendre) et autorisé dans sa version « light », le cannabis voit désormais certains de ses usages normalisés par le droit. Si l’état du débat français, saturé d’idéologie, semble aujourd’hui exclure toute levée de l’interdit, le sens de l’histoire ne fait guère de doute. L’imposant corpus scientifique pluridisciplinaire qui analyse les politiques des drogues démontre que la prohibition a peu d’effet sur les niveaux d’usage mais qu’elle s’accompagne de nombreux effets pervers au nombre desquels la création d’un vaste marché criminel, la circulation de produits frelatés, et la marginalisation des consommateurs. Ce constat, partagé par les rapports officiels qui appellent tous, sans exception, à un abandon des politiques prohibitionnistes punitives, explique que de plus en plus d’Etats réglementent la production, la distribution et l’usage de cannabis à des fins récréatives.
Aux Etats-Unis, près de la moitié des Etats ont franchi le pas. Le Canada a fait de même en établissant un cadre réglementaire articulant logique de marché et impératifs de santé publique. En Europe, la majorité des pays ont d’ores et déjà dépénalisé l’usage de cannabis et plusieurs s’acheminent vers sa légalisation. Exemple emblématique de cette évolution, les Pays-Bas, qui jusqu’à maintenant toléraient la vente de cette drogue en coffee shops, expérimenteront, à partir de 2024, un dispositif de production encadrée par la loi. La détention et la culture de marijuana à des fins d’usage personnel est légale au Luxembourg depuis le 21 juillet. Enfin, l’Allemagne est sur le point d’autoriser la production et la distribution non-commerciale de cannabis par l’intermédiaire de Cannabis Social Clubs (associations à but non-lucratif réunissant des amateurs de chanvre).
Abroger l’interdit n’est pas dénué de risques sanitaires et sociaux, mais la politique française, dont l’échec est avéré et le coût considérable, ne résistera pas longtemps si ces expériences étrangères voient leurs premiers succès confirmés. Il convient donc de réfléchir dès aujourd’hui aux modalités d’une réforme inévitable afin d’éviter qu’à une prohibition mortifère ne succède une marchandisation aveugle à l’intérêt général. Ainsi la légalisation qui vient pourra-t-elle servir la santé et de la sécurité de tous dans le respect de la liberté de chacun.
Source blog.leclubdesjuristes.com
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