Nous avons rencontré un dealer qui vend du cannabis à Paris depuis plus de trente ans. S’il est persuadé que la légalisation pousserait certains trafiquants à se reconvertir dans la vente d’autres produits, il la craint à titre personnel : « Je perdrais tous mes revenus ».
Le « business ». C’est comme ça qu’Antoine (le prénom a été modifié) définit son activité principale. Et le « business », Antoine est tombé dedans tout petit. A 48 ans, ce Parisien est dealer depuis plus de trente ans. « 33 en fait, précise-t-il, si on remonte aux premières barrettes (NDLR : des morceaux de haschich longilignes de deux à trois grammes) que j’ai vendues au lycée. Ça me permettait de ne pas payer ma consommation. »
Depuis des années, Antoine a un « vrai » travail d’indépendant — « j’ai une existence légale grâce à ça » —, dans un secteur qu’il refuse de préciser mais l’essentiel de ses revenus provient de la vente de cannabis. De 3000 à 4000 euros par mois tout de même pour cette seule activité. « Finalement, pour ma branche, c’est assez modeste, estime-t-il. Je suis resté raisonnable, ça m’a permis de rester sous les radars des flics. Mais évidemment, je ne suis pas à l’abri. »
Chez lui, on trouve différents types d’herbe, différents types de résine. « Des produits de qualité », assure-t-il. Il a une clientèle fidèle : pas mal de trentenaires, des quadras, quelques quinquas, et même… une septuagénaire. Il a aussi des horaires d’ouverture. Antoine est un père de famille rangé. Mais qui tient à son business. Et ne voit pas forcément d’un bon œil la résurgence du débat sur la légalisation du cannabis, relancé notamment par Éric Coquerel, le député (LFI) de Seine-Saint-Denis.
La vente de cannabis est votre activité principale. La légalisation, vous en pensez quoi ?
ANTOINE. D’abord, je n’y crois pas une seconde. Le débat revient à intervalle régulier depuis que je suis ado et il ne s’est jamais rien passé. Il y a un frein moral très puissant en France sur le sujet, pour une raison qui m’échappe, mais c’est comme ça. Et de toute façon je suis assez mal à l’aise avec la question. En tant que fumeur, j’aurais rêvé, plus jeune, de pouvoir aller dans des boutiques ayant pignon sur rue, de ne pas craindre de me faire arnaquer, de ne pas côtoyer des voyous pour me fournir, de ne pas risquer la garde à vue ou la prison par ce que j’étais devenu revendeur. Mais si le cannabis était légalisé demain, je perdrais tous mes revenus. J’ai de très bons clients, certains sont des amis depuis des années, mais pourquoi viendraient-ils se fournir chez moi, s’il y a une boutique, ou un dispensaire, ou un bureau de tabac, qui leur vend un produit de qualité en bas de chez eux ?
Vous pourriez décider de continuer votre « business », mais légalement cette fois-ci…
Oui. Mais est-ce que ce serait possible ? Tout dépend du modèle qui est choisi. Le modèle des coffee-shops néerlandais ? Celui qui a été mis en place au Canada ou dans certains États aux États-Unis ? Un autre encore ? Est-ce que j’aurais l’énergie de devenir entrepreneur, de me lancer dans un business plus classique, avec des charges, des employés, des impôts ? Honnêtement je n’en sais rien. Pour moi, le plus intéressant serait la dépénalisation (NDLR : le fait de ne plus poursuivre consommateurs et vendeurs, en fixant une quantité maximale autorisée pour chaque transaction). Mais c’est évidemment moins séduisant pour l’État qui ne récupérerait pas de recettes fiscales, et ça ne changerait rien au trafic.
La légalisation pourrait mettre un terme au trafic de drogue selon vous ?
La légalisation de toutes les drogues, oui, mais pas juste celle du cannabis. Les grossistes auprès desquels je me fournis régulièrement en banlieue parisienne ne sont pas des gentils garçons, et c’est d’ailleurs pour ça qu’ils ont, d’une certaine manière, réussi, malgré de gros problèmes avec la justice. Ce sont des voyous, et ce qui les intéresse, c’est l’argent. Et il y aura toujours davantage d’argent à gagner dans un business illégal que dans un business contrôlé par l’État.
Vous voulez dire qu’ils pourraient reporter leur activité sur d’autres produits ?
Mais ils le font déjà ! Le cannabis n’est qu’une partie de leurs revenus. Le reste provient de la cocaïne et des drogues de synthèse (de type ecstasy, entre autres) et ils ne s’en cachent pas : si le cannabis devient légal un jour, ils se concentreront sur d’autres produits, notamment la cocaïne. Le marché est moins important, mais il n’est pas anodin. Et les marges sont sans commune mesure avec le cannabis. Il faut comprendre que même si ce sont des businessmen de la contrebande, et pas des anciens d’HEC, cela fait longtemps qu’ils ont diversifié leurs revenus. Je ne suis pas au courant de tout évidemment, mais au-delà de la drogue, ils s’intéressent aux pierres précieuses, à la production de cigarettes de contrebande, j’en passe…
Vous avez déjà parlé des conséquences de la légalisation avec eux ?
Oui, au moment où les premiers États américains ont légalisé (en 2014, dans le Colorado et l’État de Washington). J’ai évoqué la possibilité, si une décision similaire était prise en France, de me lancer dans la production de cannabis bio et de créer ma propre marque. Ça nous a bien fait rire pendant quelques minutes. Je suis sûr qu’ils ont pensé à quelque chose dans ce sens, mais je suis tout aussi convaincu qu’ils ne basculeront jamais dans un business aussi contrôlé. C’est dommage d’ailleurs, parce qu’à leur manière, ils sont vraiment très doués.
Source : Leparisien.fr