Depuis que la Cour de justice européenne a jugé illégale l’interdiction du CBD en France, les ouvertures de boutiques se sont multipliées en quelques mois dans la capitale. Décryptage d’un phénomène.
Elles se comptaient sur les doigts d’une main. Elles étaient confidentielles, un brin sulfureuses, certaines clandestines, et surtout dans le collimateur de la police et de la justice. Mais ça, c’était avant… Aujourd’hui, les boutiques de CBD ( cannabis non psychotrope ) frôlent la centaine entre Paris et sa banlieue. En quelques mois, elles ont poussé comme des champignons.
« C’est un marché gris, sans régulation mais pas interdit », résume Aurélien Bernard, rédacteur en chef de « Newsweed », qui se décrit comme « le magazine de la culture cannabis depuis 2015 ».
La clientèle ? Surtout « des jeunes, plutôt bobos »
La semaine dernière, deux trentenaires poussaient la porte de Purple Store Alésia, l’une des premières boutiques de CBD à avoir ouvert à Paris, rue du Lunain (XIVe). Ici, le décor est design, travaillé et minimaliste, les lumières douces. Derrière un comptoir, une jeune femme conseille entre plusieurs huiles de CBD à se mettre sous la langue.
« Nos clients sont pour beaucoup des jeunes, plutôt bobos, assure Brice Masseix, patron de plusieurs magasins de CBD, dont le Purple Store Alésia. Mais on a aussi des clients de tous âges, que les pharmaciens nous envoient, des cadres supérieurs qui veulent la détente sans la défonce, des sportifs qui veulent soulager des douleurs. On a même eu une petite mamie de 70 ans qui nous a acheté de la tisane au CBD à la citronnelle pour se relaxer avec ses copines. »
La tisane à la fleur de chanvre fait des adeptes
Le produit phare reste cependant la tisane à la fleur de chanvre. « Ils la vendent comme tisane mais on l’achète pour la fumer, rigole un client sous couvert d’anonymat. C’est un peu un marché d’hypocrites. » Et d’ajouter : « Certains affichent des feuilles de cannabis sur leur logo. Et presque tous vendent des feuilles à rouler… »
Dans certaines échoppes, on peut également acheter des cookies, du chocolat ou des chewing-gums au CBD, des produits dérivés comme des huiles de massage, des cosmétiques à base de chanvre et même du CBD pour animaux !
Mais prudence tout de même. Côté médical, on estime que « la piste du CBD est intéressante, analyse Florence Thibault , professeur de psychiatrie et d’addictologie à l’hôpital Cochin (XIVe) et à l’Université de Paris. Le problème, selon la spécialiste des stupéfiants, c’est qu’il n’y a pas zéro effets secondaires. On a constaté des maux de ventre et de la somnolence. » Et d’ajouter : « Dans les boutiques à Paris, on trouve tout et n’importe quoi. Rien n’est contrôlé. Certains produits sont contaminés par des pesticides. Enfin, le taux de THC, normalement limité à 0,2% peut monter jusqu’à 10 , voire 20% ! C’est selon les fabricants. Ce qui, au final, peut provoquer une dépendance. »
L’essor de ces nouvelles boutiques date de novembre dernier et de la décision de la Cour européenne de justice, qui a jugé illégal d’interdire le CBD en France. A Paris, la situation avait été particulièrement tendue. En 2018, la brigade des stupéfiants avait débarqué dans plusieurs boutiques, dont celle de la rue Amelot (XI e ). Les enseignes avaient été fermées et placées sous scellés, les commerçants avaient été poursuivis.
Un nouveau magasin ouvre presque chaque semaine
Deux ans après ces épisodes judiciaires tumultueux, et surtout trois mois après la décision de la Cour européenne, les récentes boutiques et le CBD, « ce n’est pas un sujet pour nous à la police, assure Yvan Assioma, secrétaire national du syndicat de police Alliance Ile-de-France. C’est légal. »
Du coup, « il y a une boutique de CBD qui ouvre presque toutes les semaines, assure Aurélien Bernard. Certains comme boutique de CBD, d’autres comme épicerie bio, herboristerie… » Dans le lot, il y a aussi des commerçants de cigarettes électroniques « un peu en perte de vitesse qui se sont greffés sur le marché sans forcément de conviction, et des opportunistes économiques. D’ici à la fin de l’année, on va tripler les boutiques. Les verrous ont sauté et il y a de la place pour tout le monde. » « Je reçois pas mal de coups de fil de personnes qui veulent se renseigner pour une ouverture et nous demandent des conseils », renchérit de son côté Brice Masseix.
A la chambre de commerce, on est plus mesuré sur le phénomène… Pas de chiffres officiels, et surtout un black-out : « Faute de textes organisant la mise en pratique de cette dérogation, nous refusons l’enregistrement de tout commerce de produit contenant du cannabis. »
Un député LR essonnien veut dédiaboliser le CBD
En revanche, à l’Assemblée nationale, on se montre plus bavard. A la fin de la semaine prochaine, Robin Reda, député (LR) de l’Essonne, 29 ans, à la tête d’une mission parlementaire sur le sujet – « Pourtant, rigole l’élu, parler du cannabis à l’Assemblée nationale, ça n’avait rien d’évident » – rendra un rapport.
Le jeune parlementaire – qui a « fumé des joints dans sa (proche) jeunesse » et a essayé dernièrement le CBD mais y est « assez insensible » – veut dédiaboliser le sujet.
Tout en excluant clairement le cannabis récréatif, classé dans les produits stupéfiants, l’élu estime qu’il faut montrer l’autre versant, « qu’il peut y avoir des usages thérapeutiques du cannabis et que le nouveau CBD a un usage non problématique dans le domaine du bien-être ».
Surtout, l’élu, conscient de « l’explosion du marché », de l’ouverture de ces boutiques et du « retard de la France sur le sujet », préconise l’autorisation de vente du chanvre français, y compris les têtes de fleurs. « Tout le monde est dans les starting-blocks, assure Robin Reda. Il y a un marché à prendre. C’est un peu Vivre le chanvre français ! »
« Un business vertueux, écolo, mais qu’il faut mieux encadrer »
Aurélien Delecroix, président du Syndicat professionnel du chanvre, nous explique comment le cannabis légal a conquis le marché, mais souligne qu’il ne faut pas laisser « n’importe qui ouvrir une boutique ».
C’est quoi concrètement le CBD ?
C’est une molécule présente dans la fleur de la plante du chanvre. En France, 90 % du CBD qu’on peut acheter ne provient pas du chanvre français mais étranger. On n’a pas le droit de récupérer les fleurs. Ici, on le cultive pour le marché du bâtiment (isolant), l’automobile (habillage des voitures), textile, aliments pour l’homme (farine, huile) et les animaux. Le CBD est intéressant dans un marché du bien-être. Il répond à une vraie demande des consommateurs pour un meilleur sommeil, pour de problèmes de stress, de décontraction musculaire. Des sportifs l’utilisent. Il représente aussi un nouvel outil de substitution et de sevrage des produits addictifs.
Comment est-on arrivé au boom des magasins à Paris ?
En fait, beaucoup de projets d’ouverture de commerces de CBD étaient dans les cartons quand la justice a mis à l’arrêt les boutiques en 2018, notamment celle de la rue Amelot (XIe). Les contentieux juridiques se sont soldés par des non-lieux, envoyant un signal, notamment avec la décision de la Cour européenne, et rassurant de futurs candidats. Du coup, beaucoup de boutiques ont ouvert ces derniers mois un peu toutes en même temps. Aujourd’hui, on compte plus de 300 boutiques en France, dont un bon tiers à Paris. Une large palette d’acteurs s’est engouffrée dans ce nouveau marché : des gens passionnés par le potentiel de cette plante, par l’aspect bien-être, environnemental mais aussi des profils plus opportunistes qui voient là juste un nouveau marché juteux.
Quel est l’avenir de ce produit ?
Les boutiques de CBD participent à la dynamique commerçante des quartiers et des villes. C’est un business vertueux, écolo. Cependant, dans notre syndicat, nous voulons être vigilants, mieux l’encadrer et le défendre. N’importe qui peut ouvrir une boutique. Il n’y a pas de statut. Par ailleurs, il ne faut pas laisser certains commerçants jouer sur l’ambiguïté avec le cannabis récréatif, comme certains qui n’avaient pas hésité à se baptiser Coffee shop – un clin d’œil aux boutiques d’Amsterdam. Il ne faut pas non plus faire des amalgames avec la pharmacie. Le CBD n’est pas un médicament. D’un point de vue économique, ce nouveau marché, avec l’ouverture des boutiques, les start-up, les agriculteurs, représente plus d’un millier d’emplois créés par le CBD en France. D’ailleurs, le créneau n’a pas échappé à certains buralistes et pharmaciens, qui s’y mettent aussi.