Les communautés thérapeutiques ont vu leur développement limité en France, en grande partie en raison de dérives constatées qui figuraient en vérité dans les «institutions de référence» américaines. En pleine vague d’héroïnomanie de masse dans les années 1970-1990, elles ont incarné un espoir de réinsertion. Objet possible d’une diversification de l’offre de soins, les communautés thérapeutiques n’ont pas connu ici le même succès qu’ailleurs. Cet article, le premier d’une série, revient sur cette histoire compliquée. Dans un prochain numéro de Swaps, nous aborderons leur renouveau contemporain.
Vers quels modèles se tourner en pleine épidémie d’héroïne ?
Dans les années 1970, à l’heure où l’héroïnomanie commence à produire des «épaves» dont la réhabilitation préoccupe le législateur, les communautés thérapeutiques semblent offrir une alternative. L’antipsychiatrie est alors à la mode, défendue par des médecins ou des intellectuels, de Michel Foucault à Thomas Szasz. Cette conception de soins «hors les murs», rejetant l’asile et tout lieu de confinement des corps et des esprits, refusant toute approche trop médicalisée, est jugée plus efficace et plus conforme à un individu rebelle, dont la déviance ne ferait qu’exprimer une quête de sens à laquelle il fallait répondre.
Certains expérimentent donc des méthodes de réinsertion basées sur le refus de l’institution, via des chantiers de jeunesse ou la vie communautaire dans le monde rural. Par exemple, en 1971, avec le soutien du secrétariat d’État à la Jeunesse (un département «franc-tireur» selon l’expression du rapport Pelletier, prenant de nombreuses initiatives devant le problème nouveau de la toxicomanie de masse), le père Michel Jaouen organise des croisières de postcure pour «jeunes drogués» à bord du voilier Le Bel Espoir: une invitation au voyage, entre Açores et Bermudes, doublée d’un encadrement communautaire par une équipe de prêtres, d’éducateurs et de psychologues, pour de jeunes héroïnomanes juste sevrés et orientés par les grands experts de l’époque, Claude Olievenstein de la clinique Marmottan et Claude Orsel, du dispensaire de l’Abbaye. Les médias sont enthousiastes: «drogués, l’espoir de la mer», «un père jésuite a découvert cette thérapeutique nouvelle pour aider les intoxiqués»…
Les free clinics américaines comme inspiration
Les deux médecins prescripteurs de méthodes nouvelles sont par ailleurs très inspirés par la démarche communautaire des free clinics américaines: en cette décennie charnière où médecins et autorités expérimentent toutes les solutions possibles face à la massification de la toxicomanie, les frontières sont encore floues entre communautés thérapeutiques, centres de postcure communautaires et ce dernier type d’institution, incarné par le DayTop Village. Créé à New York en 1963 par David Deitch, il repose sur une prise en charge faiblement médicalisée et par les pairs, c’est-à-dire d’anciens toxicomanes repentis qui correspondent souvent au profil du hippie adepte de la contre-culture, que l’on retrouve aussi bien dans les free clinics de Haight-Ashbury à San Francisco qu’au dispensaire d’Orsel, dans la «zone» des «cheveux-longs» de Saint- Germain-des-Prés au cœur de Paris. Sous l’influence du psychiatre Efren Ramirez, nommé conseiller en toxicomanie par le maire de New York, Deitch adopte le terme de therapeutic community pour désigner cette forme de prise en charge, qui visait moins à réduire les effets somatiques et psychiques de l’addiction qu’à obtenir une transformation globale de la personne, y compris sur le plan des valeurs éthiques, grâce à des techniques rééducatives amenant à des comportements plus responsables. Le terme de recovery, dès lors abondamment utilisé pour désigner le but de la thérapie, va de fait au-delà du simple traitement curatif. L’encadrement communautaire, plus ou moins strict mais hors-institution hospitalière classique, semble faire recette, comme on peut le lire dans une note du secrétariat d’État à la Jeunesse de 1972, à propos de la création d’un village Albert Schweitzer dans les basses-Alpes, ouvert entre autres aux toxicomanes, et proposé par la Fédération des villages et foyers protégés, d’obédience protestante:
«Les jeunes drogués désintoxiqués représentant des centaines de malades que les psychiatres ne peuvent rejeter qu’à la rue, c’est-à-dire à la rechute inévitable. Ce n’est pas leur nombre en soi qui est important, c’est le scandale de l’impuissance totale des pouvoirs publics à leur proposer autre chose que la prison. Or le drogué de demain, ce peut être l’enfant de n’importe quelle famille de France, même la plus brillante. À ce titre, l’expérience des États-Unis est probante, avec dix ans d’avance sur nos problèmes. Or comment envisage-t-on la postcure en Amérique? Les seules expériences connaissant le succès sont celles de Synanon et DayTop, animées par d’anciens drogués guéris, imposant une discipline de fer et bénéficiant sans conditions tracassières de l’appui financier officiel».
Synanon, dont Deitch est d’ailleurs issu, fonctionne quant à elle sous la forme d’une structure résidentielle, basée à Santa Monica en Californie, fondée en 1958 par Chuck Dederich. Éducateurs et anciens toxicomanes encadrent une thérapie par le groupe (inspirée en partie des Alcooliques anonymes), où le moralisme religieux est de mise (insistance sur l’idée d’expiation, idée de «renaissance» [born again] par l’aide de Dieu), avec partage des obligations liées à la collectivité. Seulement, dans les années 1970, l’institution se rebaptise Église de Synanon, intégrant toutes les familles des «patients» et du personnel, sous l’égide d’un Dederich devenu gourou imposant des humiliations répétées et extorquant l’argent de ses disciples. L’Église finit par fermer ses portes en 1989.
Dans l’intervalle, ouverte en 1967 à New York, Phoenix House complète la trinité originelle de référence, selon les mêmes principes et, partant, les mêmes dérives. Son fondateur, Mitch Rosenthal, est un psychiatre qui avait travaillé à l’hôpital militaire d’Oakland en Californie. Plus ouverte sur l’extérieur et sur les complémentarités recherchées avec les institutions médicales traditionnelles et les services sociaux, cette communauté n’en impose pas moins des règles de vie strictes et ascétiques, doublées d’une discipline militarisée, passant notamment par le rasage de crâne des «membres»…
Les premières dérives en France : de la communauté à la secte
Munies de ces références, les autorités se mettent alors à valider certaines propositions de particuliers ou d’associations (gérées par des prêtres, des pasteurs, des laïcs, des éducateurs de rues aux philosophies alternatives…) ouvrant des centres de cure ou de postcure, bénéficiant d’un agrément et de subventions. Ce qui permettait aussi de soulager le dispositif public, auquel se mirent à échapper de nombreux toxicomanes, souvent placés par leurs familles aux abois, comme le regrettera le rapport Pelletier de 1978. Ainsi, en mars 1973, le centre Lumière et Liberté d’Alain Revon, toxicomane repenti, accueille des patients sevrés dans une ancienne ferme du hameau de Feytiat, dans le Limousin. Revon et sa femme appliquent les méthodes spirituelles du gourou américain Mahara Ji: pratique quotidienne du yoga, méditation intérieure et travaux manuels (artisanat, rénovation du bâtiment, jardinage) permettraient aux anciens drogués de changer leur vie. L’inspecteur départemental de la Jeunesse ne trouve guère à redire:
«Indépendamment des caractères idéologiques de la cure, sur lesquels il ne m’appartient pas de formuler un avis, cette équipe encadrante m’a paru pleine de foi et de dynamisme réaliste, et surtout très profondément attachée à l’altruisme de leur action.»
L’équipe de Marmottan, qui oriente toujours ses patients vers ces solutions communautaires et pseudo-spirituelles, est ravie:
«Il existe dans ces centres beaucoup d’imagination créatrice parce que, peut-être, ils ne sont pas érigés en système. [Certains] visent une restructuration globale de la personnalité, à travers une vie intense à tous les niveaux (travail communautaire, découverte du beau, redécouverte du sens du plaisir à travers une vie intense), à l’image du domaine de la Boère [cf. infra]. Il a pu nous sembler paradoxal que certaines autres formules d’accueil à la recherche d’une spiritualité, où la discipline et l’ascétisme tiennent une grande place, aient autant d’adeptes, par exemples les « ashrams » de Gura Maharad. Il semblerait dans ce cas que ce qui motive les jeunes soit le désir profond de communiquer à travers une « planète », là encore nous n’avons pas d’a priori, pour certains la « connaissance » peut être vécue comme un bon « trip ».»
À usager hippie, méthode plus ou moins contre-culturelle… C’est sans doute le raisonnement appliqué par Jean-Pierre Denys, président de l’Association internationale de méditation transcendantale (AIMT), qui entend populariser les méthodes du gourou indien, naturalisé Américain, Maharishi Mahesh Yogi. Il plaide auprès du secrétariat d’État à la Jeunesse dès 1971 pour qu’il subventionne des centres déjà ouverts à Paris, Strasbourg, Lille, Toulouse ou Bordeaux. Les drogués peuvent être guéris définitivement par l’intégration de la «conscience cosmique» et le développement de leur potentiel mental par le yoga, la méditation et les prières. Il réussit à capter l’attention du directeur de la jeunesse, Robert Brichet, qui veut faire flèche de tout bois, comme il l’écrit à son ministre:
«Je me méfierais un peu de tous ces produits de la spiri- tualité américaine. Les USA sont à la fois le pays des sectes multiples, et de la commercialisation du spirituel. Néanmoins, nous devons, me semble-t-il, ne pas rejeter trop vite un moyen de lutte contre la drogue qui est présenté comme efficace par des personnes apparemment sérieuses.»
La presse ironise, comme ici l’Express, évoquant au passage le zèle conjoint du ministre de l’Intérieur:
«M. Raymond Marcellin a trouvé un allié. Pour venir à bout des gauchistes et des drogués, un homme, M. Jean-Pierre Denys, s’apprête à lui proposer une nouvelle méthode, naturelle et pacifiste, la méditation transcendantale, dont il est en France l’apôtre et le démarcheur. Il suffit, pour arriver à la béatitude, de peu de chose : disposer d’une demi-heure par jour, savoir croiser les jambes, fermer “mentalement” les yeux, suivre attentivement les directives du professeur… et verser une semaine de son salaire.»
Tout est dit sur l’implication financière que l’on exige des «malades». Les autorités, de fait, reculeront sur l’AIMT. Car le loup est entré dans la bergerie: «les sectes tentent de récupérer les drogues», soutient en 1977 le député socialiste Alain Vivien, qui a interrogé au Parlement le garde des Sceaux sur ce sujet. La secte Moon, le mouvement Hare Krishna, le groupe «les enfants de Dieu»… seraient en train de profiter du constat d’impuissance des pouvoirs publics pour apporter leur solution spirituelle. À l’image de ce tract, diffusé à Paris à la fin des années 1970, par Hare Krishna:
«On est déjà intoxiqué avant de prendre du LSD, de l’héroïne ou de s’enivrer. Cet état permanent d’intoxication dont fait preuve la société d’aujourd’hui, et non seulement ceux qu’on appelle les drogués, est la cause de tous les maux matériels. En quoi consiste-t-il ? En l’identification au corps matériel que nous occupons et en l’oubli de notre nature spirituelle. Cette fausse identification est l’effet de l’intoxication première, celle qui est due à l’ignorance.»
Toutefois, au-delà des inquiétudes et de l’étonnement suscité par l’exotisme des sources d’inspiration, le recours à la méditation a depuis fait ses preuves. Dès la fin des années 1970, le médecin biologiste Jon Kabat-Zinn allait démontrer, depuis sa chaire du MIT, les mérites de la «pleine conscience» comme pratique thérapeutique dans la réduction du stress ou d’autres pathologies nécessitant de dépasser un blocage psychique. La méditation, détachée de son substrat religieux et réappropriée par les sciences cognitives, a gagné ses lettres de noblesse. Mais non sans controverses persistantes: par exemple, début 2022, la LDH et la Miviludes mettaient en garde le ministre de l’Éducation nationale sur l’introduction de la «pleine conscience» dans les activités de relaxation en milieu scolaire: les risques de «dérive sectaire» et d’«ascendant» sur les enfants soulevaient le problème du bon encadrement et de la formation des enseignants à ces méthodes spirituelles.
Gourous et/ou escrocs?
Communautés thérapeutiques et sectes partagent de fait un certain nombre de traits communs: aspirations spirituelles et thérapies comportementalistes autour d’une figure patriarcale et charismatique, tel Lucien Joseph Engelmajer, destiné dans sa jeunesse au rabbinat mais engagé ensuite chez les communistes, et qui, après une carrière de représentant de commerce, a fondé une communauté avec ses proches férus d’arts et de poésie. En mai 1972, son association Le Patriarche fonde un centre de postcure à la Boère en Haute-Garonne. Il revendique rapidement un taux de réussite de 90 % pour son offre de 80 lits. Les activités proposées s’inscrivent dans les domaines de l’artisanat ou de la création artistique. Les pouvoirs publics accordent l’agrément au centre de la Boère en 1974, en dépit des questions que soulève l’emploi de méthodes autoritaires (règlement très strict, centre fermé sans possibilité de sortie, autorité incontestée du «Patriarche»…) et surtout des opérations immobilières douteuses comme l’achat du château de La Mothe en 1975. Officiellement acquis pour créer un chantier de restauration destiné à occuper les pensionnaires du centre, il aurait en réalité été acheté pour le seul confort personnel du couple Engelmajer. Le 21 janvier 1975, la police est d’ailleurs de passage à la Boère: «On nous soupçonnait, en fait, nous l’avons appris plus tard, de profiter des dons pour acheter le château à notre nom», dira Engelmajer. En vérité, les doutes étaient fondés. Et les autorités n’accorderont plus, à partir de 1978, d’agréments pour les nouveaux centres. Car le Patriarche s’étend vite (y compris en Espagne, Belgique et Suisse) et pratique une «politique du fait accompli», se présentant comme une institution incontournable. Il fait parler de lui dans la presse, envoie ses brochures aux comités d’entre- prise pour obtenir des subsides, tout en toquant toujours aux guichets des administrations publiques. En 1983, la nébuleuse du Patriarche offre 1300 places en Europe, dont 780 en France. «Dès cette époque, la stratégie adoptée est la pression et les intimidations!», lit-on explicitement dans une note de la mission interministérielle de lutte contre la toxicomanie (MILT) adressée au ministre des Affaires sociales Pierre Bérégovoy.
Le père Ivan Girardin illustre une autre figure du gourou-escroc. Se prétendant prêtre, mais rejeté des églises aussi bien catholique qu’orthodoxe, aventurier obscur, cet individu se proclame expert en toxicomanie dans le sillage de l’émotion suscitée par l’overdose de Bandol en 1969 (cf. Swaps no 96-97). Il fonde une communauté thérapeutique à Saint-Pourçain-sur-Besbre, dans l’Allier, dont il est expulsé pour dettes locatives non remboursées. Dans un autre bourg du département, à Brout-Vernier, il fonde la communauté Contre-Tout, avec un peu plus de succès, en 1970. Il bénéficie du soutien, de la publicité et des dons du puissant Comité national anti-drogue de Marseille, association de familles et de médecins au ton très conservateur et partisan de la guerre à la drogue. Mais le non-respect du compromis de vente sur le terrain entraine son départ: on le retrouve en Dordogne, à la tête d’une communauté de 18 membres vivant d’élevage et de dons divers. Girardin fait parler de lui par une grève de la faim pour protester contre l’incarcération de jeunes toxicomanes aux Baumettes, à Marseille. Après un passage dans le Lot-et-Garonne, on le retrouve à Mulhouse en 1976 où il fonde une nouvelle communauté de postcure… C’est là que l’aventure prend fin: après la mort d’un de ses protégés par overdose, la police découvre que le père est lui-même héroïnomane. Il sera condamné à deux ans de prison pour escroquerie et usage de stupéfiants.
Dans les années 1980, une situation ambivalente malgré «l’interdit» officiel
Le marché de la cure/postcure douteuse est cependant sur le point de se tarir. La généralisation de cette option est rejetée par le ministère de la Santé à la fin de la décennie 1970. En 1977, sur proposition de Claude Orsel, très enthousiaste sur les expériences nord-américaines, la Direction générale de la santé finance le déplacement d’une délégation d’une vingtaine d’experts (dont Francis Curtet, pour Marmottan) au colloque de l’International Council for Alcool and Addicts (ICAA) à Montréal. Hormis Orsel, les représentants français sont choqués par le caractère coercitif des méthodes exposées par les grandes communautés thérapeutiques canadiennes et états-uniennes. Ils gagnent à leur cause la ministre Simone Veil qui, dans une lettre de mars 1978, se prononce contre la généralisation de ce type de traitement:
«L’absence de schéma incontesté de prise en charge des toxicomanes m’a amenée à souhaiter que le champ soit ouvert au maximum de formules, fussent-elles expérimentales […] mais je ne saurais cependant souscrire à la formule des communautés thérapeutiques telles qu’elles ont été présentées au récent congrès de Montréal […] L’adoption de méthodes fondées sur une hiérarchie stricte de sanctions et de promotion, le caractère humiliant de certaines de ces pratiques, l’accent essentiellement porté sur l’acquisition mécanique de comportements formels jugés conformes au modèle social, le refus d’une prise en charge globale du toxicomane sont autant d’éléments dont la convergence ne me semble pas admissible.»
Une circulaire du ministère de juillet 1979 maintient cependant le dispositif agréé existant, mais sans nouvelles extensions et oblige les structures à garder une taille limitée. C’est ainsi que le modèle français de poli- tique sanitaire en matière de drogue se fige pour une douzaine d’années, la méthadone étant l’autre piste —radicalement différente— également repoussée. Par comparaison, l’Italie fait un choix inverse et accueille d’ailleurs en 1978, à Rome, la IIIe «Conférence mondiale des communautés thérapeutiques». En dépit de la circulaire de la Santé, se développe toute une nébuleuse d’institutions privées, réussissant par moments à arracher un agrément ou des fonds publics. C’est ce que constatait Olievenstein dans le rapport annuel de Marmottan fin 1978: «Dans le “marché” de la drogue, de jeunes loups sans éthique tout en pillant certaines de nos idées, se déclaraient prêts à tout et introduisirent les méthodes comportementalistes.»
Parmi ces loups, figure évidemment le Patriarche. En 1985, le Premier ministre Laurent Fabius, qui a alors la tutelle sur la MILT, commande un rapport sur les activités suspectes de l’organisation. L’inspecteur général des finances, Pierre Consigny, met en doute l’honnêteté et le désintéressement affiché de l’équipe dirigeante, pointe les prix élevés des journées d’hébergement et soulève le problème des brimades et de la soumission psychologique des pensionnaires. Le rapport propose le rappel à l’ordre ou la fermeture pure et simple des centres. Quelques mois plus tard, le rapport est enterré: le gouvernement de cohabitation de Jacques Chirac entend lancer une véritable guerre à la drogue confiée au garde des Sceaux Albin Chalandon. Le président de la MILT Guy Fougier déclare qu’il a «décidé de travailler de préférence avec ces gens-là», soit les équipes du Patriarche, victimes de «cabales» illégitimes, et il promet la totale reconnaissance et l’aide à la création de 1 000 lits supplémentaires. En avril 1987, l’association remet à la MILT et à la Chancellerie un volumineux dossier pour plaider sa cause et vanter ses résultats mirobolants. La démarche fera long feu: la ministre de la Santé Michèle Barzach, avec le soutien de la profession médicale et des experts en toxicomanie, a engagé un bras de fer qu’elle rempor- tera contre Chalandon. Le tour de vis autoritaire via la généralisation des communautés n’aura pas lieu. Mais si les autorités ont pu se trouver réceptives aux arguments du Patriarche, c’est que ce dernier bénéficie d’un bonne couverture médiatique. On ne compte plus les articles dithyrambiques: «150 toxicomanes traités avec succès, au Patriarche de Trouville-sur-Mer» (La Liberté de Normandie, 15 avril 1985); «La grosse colère du Patriarche [envers les pouvoirs publics]: « nous coûtons une misère et nous sommes efficaces. Pouvez- vous en dire autant? »» (L’Aude, 21 juin 1985); «Prévention de la drogue: chaleureuse bienvenue à la Maison du Patriarche» (Midi-Libre, 20 novembre 1985); «Sur les sentiers de la drogue: Retournac [centre du Patriarche] ou l’espoir à deux mains» (Le Dauphiné Libéré, 22 mai 1986); «Au secours des enfants drogués» (Sud-Ouest, 24 juin 1985).
Les parents de drogués réhabilités plaident aussi en faveur du Patriarche, mais n’auront pas gain de cause: Barzach a fermé la porte.
Le Patriarche continue son œuvre à l’étranger, jusqu’à devenir une sorte de multinationale des communautés thérapeutiques. En 1995, un rapport parlementaire français lâche le mot de secte pour désigner l’entreprise. Et en 1998, Engelmajer est poussé vers la sortie par son conseil d’administration et se réfugie au Bélize. Il y meurt en 2007, échappant aux poursuites judiciaires engagées depuis dix ans pour malversations. L’organisation existe aujourd’hui sous la forme de l’ONG Dianova, siégeant à Genève, et a pignon sur rue dans certains pays comme l’Italie…
Bondieuseries et sectes
Le maintien des centres du Patriarche pendant si long- temps illustre aussi les ambivalences liées à la forme même de cette prise en charge : la vie en communauté et l’aspiration à un changement global de vie. Les frontières peuvent être très floues avec les églises et les sectes, qui attirent les familles démunies devant la présence en leur sein d’un usager en détresse. Le renouveau charismatique, mouvement de réforme interne à de nombreuses Églises, ouvre ainsi des «communautés de vie» aux toxicomanes, proposant une solution par les «assemblées de prière», à Béthania près de Vézelay ou à La Demeure de Notre-Père en Ardèche. Dans l’amour d’un Dieu, considéré comme un père très bon, le rejet de la drogue se double d’une quête pieuse d’un sens de la vie.
Plus controversée, l’Église de la Scientologie s’investit également dans ce domaine avec les centres Narconon, prenant position contre les méthodes jugées inefficaces des psychiatres, et défendant au contraire: sevrage physique dur, cures de vitamines et de minéraux, séances de sauna, assorties de discussions sur les vertus de la dianétique du gourou américain L. Ron Hubbard. Narconon n’aura qu’un seul centre officiellement ouvert en France: celui de Grancey-sur-Ource en Côte d’Or. Il ferme ses portes en décembre 1984 sur arrêté préfectoral après le décès suspect d’une pensionnaire de 34 ans. Deux responsables du centre seront condamnés à un an de prison avec sursis et à une amende de 10000 francs pour non-assistance à personne en danger.
Ces mouvements prospèrent en l’absence de toute structure permettant d’observer les éventuels abus (soumission psychologique, escroquerie financière), ce qui ne viendra qu’avec le rapport de la Commission d’enquête parlementaire sur les sectes de 1995 qui créera dans la foulée une mission interministérielle, en 1998, chargée de surveiller l’activité de ces églises parallèles (aujourd’hui la Miviludes). Les scientologues sont revenus ensuite par le biais de l’association de prévention «Non à la drogue, oui à la Vie», fondée en France en 1991 par l’acteur Xavier Deluc, implantée à Paris ou plus récemment à Bordeaux. Bref! les communautés thérapeutiques, censées être une alternative à l’institution médicale, ont finalement ouvert le chemin à une emprise sectaire et néo-asilaire sur les héroïnomanes des années 1970-1980.
Vers le retour des communautés thérapeutiques ?
Elles n’ont pu se développer qu’à la marge du dispositif officiel de soins en France, et même en marge d’un certain modèle culturel républicain où la laïcité a tendance à repousser les méthodes jugées trop spirituelles et où le traitement résidentiel —en dehors du système hospitalier— est considéré comme attentatoire aux libertés. L’institutionnalisation —certes laborieuse— de la réduction des risques à la fin des années 1990 a mis fin à l’utopie d’une société sans drogues, ce qui n’est pas forcément compatible avec la doctrine drug free des communautés anglo-saxonnes originelles et de leurs avatars, qui correspondent à un conservatisme reaganien ou post-reaganien de guerre à la drogue. Enfin, la souplesse et la hiérarchie modulable des communautés, où médecins, travailleurs sociaux et ex-usagers travaillent ensemble en dépassant les statuts et les frontières des métiers, sont difficiles à mettre en œuvre en France, où les corps socio-professionnels sont extrêmement cloisonnés, même au sein de la profession médicale, entre psychiatres-experts et généralistes par exemple. Il s’agit bien là d’une exception française, au vu de l’essor des communautés à l’international.
Si le temps du Patriarche et de Narconon, des institutions aux méthodes quasi-totalitaires est révolu, certains plaident, depuis les années 2000, pour reconsidérer l’option des communautés, en complémentarité avec les approches existantes, y compris les traitements de substitution.
Il y avait alors huit communautés officiellement recensées en France (en comptant quatre Csapa initiaux ayant étendu leur périmètre d’action). Avec le plan gouvernemental 2004-2008, le président de la MILDT, Didier Jayle a proposé la création de nouvelles communautés, sur la base de recommandations formulées par les professionnels de ce secteur de santé. La circulaire du 24 octobre 2006 formalise ces communautés comme des structures d’accueil d’usagers, visant l’abstinence, et plaçant «le groupe au cœur du projet thérapeutique et d’insertion sociale». Il s’agissait là d’une logique de diversification de l’offre de soins. D’autres ont repris l’idée depuis, en s’appuyant sur une solide bibliographie qui montre qu’un modèle dénué de dérive autoritaire ou sectaire est possible. Il pourrait relever d’une sorte de continuité dans la logique de l’auto-support. Certains praticiens plaident en ce sens comme le psychiatre Jean-Michel Delile qui a vanté en 1994 les mérites du Minnesota model, soit l’esprit originel des communautés Alcooliques anonymes de cet État américain dans les années 1950, alliant entraide, semi-professionnalisation des intervenants et médicalisation très légère. Les communautés thérapeutiques pourraient n’être qu’un outil possible (et non l’unique solution) au sein d’un système général de soins, en se rappelant que leur principal objectif est la réinsertion, et non celui du maintien dans le groupe comme seul horizon de vie. Car les communautés ont le mérite d’enrichir une palette de solutions thérapeutiques qui, jusqu’à présent, ne proposaient qu’une approche individuelle. Or il est bon de rappeler que le groupe engendre de la solidarité et que la création de liens sociaux forts est un des premiers réconforts pour des usagers marginalisés et précarisés.
Il y a dix ans, une analyse dite «delphi», de consultation des experts sur la base d’enquête et de questionnaires, menée par l’OFDT, a permis de faire ressortir des consensus professionnels sur une possible généralisation de ces structures, autour des modalités d’admission (taille modeste, échelonnement des admissions), sur l’encadrement (avec un personnel diversifié), sur l’accompagnement personnalisé jusqu’au-delà de la sortie… Ces communautés doivent faire le choix de l’ouverture, de la transparence et de l’intégration dans le tissu social, autrement dit dialoguer en permanence avec leur environnement. Ces communautés seraient capables d’intégrer dans leur accompagnement médicosocial des traitements de substitution (méthadone ou buprénorphine), ce qui serait une différence majeure avec la ligne générale des communautés à l’étranger. Aucune activité cultuelle n’y serait organisée et les activités de travail rémunérées seraient encadrées strictement par un contrat de travail. Une fois ces précautions mises en œuvre, un modèle de communauté thérapeutique «à la française» est-il possible?
Par Alexandre Marchant, ENS, Cachan