Publié le 9 Septembre 2020 | Par Juliette Bénézit
D’abord testée cet été notamment à Rennes, Reims et Créteil, cette amende peut, depuis le 1er septembre, être dressée sur l’ensemble du territoire par les forces de l’ordre.
Alors que se tient, mercredi 9 septembre, un séminaire gouvernemental placé sous le thème de la sécurité, et que le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a dit vouloir faire de la lutte contre les stupéfiants « une priorité », l’une des mesures-phares du gouvernement en la matière est progressivement mise en place depuis la mi-juin. D’abord testée sur le ressort des tribunaux de Rennes, Reims et Créteil puis, à compter de la mi-juillet, sur ceux de Lille et Marseille, l’amende forfaitaire délictuelle (AFD) pour usage de stupéfiants peut, depuis le 1er septembre, être dressée sur l’ensemble du territoire par les forces de l’ordre.
Concrètement, toute personne majeure identifiée par des policiers ou des gendarmes comme étant en possession d’un maximum de 50 grammes de cannabis, 5 grammes de cocaïne ou 5 cachets ou grammes de poudre d’ecstasy – quantités qui peuvent être revues à la baisse par les parquets – peut se voir infliger une amende de 200 euros, ramenée à 150 euros si elle est payée dans les quinze jours et majorée à 450 euros au-delà de quarante-cinq jours. L’usage de stupéfiants reste un délit : si l’amende met fin aux poursuites, elle entraîne tout de même une inscription des faits au casier judiciaire.
L’amende vise donc les usagers qui consomment ou possèdent des petites quantités de stupéfiants. Chaque parquet a ensuite affiné, localement, les conditions de sa mise en œuvre : la plupart ont exclu l’héroïne et la cocaïne de son champ d’application et ont déterminé les seuils au-delà desquels les forces de l’ordre ne peuvent y avoir recours s’agissant du cannabis (pas plus de 20 grammes à Lille, 30 à Créteil, 50 à Rennes).
« Très probant »
Dans un entretien au Parisien publié lundi 7 septembre, le ministre de l’intérieur a précisé que « 558 amendes [avaient] été dressées dans les cinq territoires » testés pendant l’été. « Cela a été très probant. Rien que sur la première journée de généralisation de cette amende, [il y a eu] 200 verbalisations », a ajouté Gérald Darmanin.
Le 25 juillet, lors d’un déplacement avec les ministres de l’intérieur et de la justice à Nice, le premier ministre a communiqué sur la généralisation de l’amende, prévue par la loi de réforme de la justice votée le 23 mars 2019. L’AFD doit permettre de « lutter contre les points de vente qui gangrènent les quartiers », déclarait Jean Castex, alors que des coups de feu avaient été tirés dans le quartier des Moulins, quelques jours plus tôt, « vraisemblablement sur fond de trafic de drogues ». L’AFD poursuit d’autres objectifs : libérer les forces de l’ordre de procédures chronophages et durcir la réponse pénale en matière d’usage de stupéfiants.
Sur ce dernier point, le député La République en marche de Gironde Eric Poulliat – qui a préconisé l’usage de ce dispositif en 2018, lors d’une mission d’information parlementaire – explique : « Jusqu’ici, on avait un arsenal législatif ultra-répressif. Dans la loi, fumer du cannabis est, en principe, passible d’un an d’emprisonnement et 3 750 euros d’amende. Mais dans les faits, les sanctions étaient faibles. »
D’après les chiffres du ministère de la justice, 97,8 % des affaires relatives à l’usage de stupéfiants ont fait, en 2016, l’objet d’une réponse pénale. Dans près de 60 % des cas, celle-ci s’est traduite par des mesures alternatives aux poursuites : les rappels à la loi – qui n’entraînent pas de mention au casier judiciaire – sont utilisés dans plus de 80 % des situations, suivies de manière plus marginale par les compositions pénales et l’orientation vers des structures sanitaires, sociales ou professionnelles.
L’expérimentation de l’amende forfaitaire a convaincu – sur le principe – une grande partie des forces de l’ordre. « Elle permet d’éviter aux policiers de perdre trop de temps avec des procédures qui débouchent sur pas grand-chose », salue Stanislas Gaudon, du syndicat Alliance. Mais sa mise en œuvre reste, pour l’heure, difficile.
La procureure de la République de Lille, Carole Etienne, parle de « débuts balbutiants » : 41 amendes ont été dressées sur le ressort du tribunal judiciaire de Lille les deux dernières semaines d’août, le dispositif n’ayant pu être mis en place plus tôt pour des raisons techniques. Tous les acteurs soulignent les mêmes points d’achoppement : il faut établir l’identité de la personne arrêtée, alors qu’elle ne possède pas toujours de document officiel permettant d’en attester. Sur RMC, Gérald Darmanin a annoncé, lundi, que la procédure serait allégée. Autre difficulté : les forces de l’ordre doivent peser les quantités de stupéfiants détenues, sans avoir toujours le matériel pour y parvenir.
Le champ d’application de l’amende est par ailleurs limité. Un document adressé aux parquets le 31 août par la direction des affaires criminelles et des grâces déconseille d’avoir recours à l’AFD par exemple quand l’individu est notoirement connu des forces de l’ordre, quand il dispose de plusieurs types de produits stupéfiants, quand il ne peut justifier de son identité ou ne déclare aucune adresse postale, quand il conteste les faits ou montre des difficultés de compréhension ou quand il semble qu’une prise en charge sanitaire et sociale s’impose.
« Illusoire fermeté »
Dans un communiqué commun daté de fin juillet, un collectif d’associations de défense des usagers et de prévention des risques – réunissant entre autres Fédération Addiction, la Ligue des droits de l’homme ou encore Médecins du monde – dénonce « l’illusoire fermeté de cette mesure ». D’après eux, frapper les usagers au portefeuille n’aura pas l’effet dissuasif escompté sur les quelque 1,5 million de consommateurs réguliers de cannabis en France et 900 000 fumeurs quotidiens. Ils demandent « une véritable politique publique en matière de drogues, conjuguant régulation, prévention et réduction des risques ».
Pour Bernard Basset, président de l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie, c’est « l’orientation vers la prévention et le soin qui disparaît » avec ce dispositif. Les policiers, qui n’ont plus besoin de prendre attache avec le parquet, se retrouvent en première ligne pour apprécier l’issue à donner à une procédure. Au parquet de Lille, Carole Etienne spécifie : « Il ne faut surtout pas balayer l’éventail sanitaire que l’on peut offrir. L’amende n’a pas vocation à s’y substituer. »
Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature, dénonce « l’absence d’individualisation de la peine ». « Du chef d’entreprise au chômeur, le montant de l’amende sera le même », déplore-t-elle. « Dans la continuité des politiques menées depuis les années 2000, l’AFD traduit une systématisation de la réponse pénale à l’usage de stupéfiants, avec une volonté d’automatisation et de standardisation des sanctions », analyse Ivana Obradovic, directrice adjointe de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies.
Dans les mois à venir, l’ensemble des acteurs indiquent qu’ils seront particulièrement attentifs aux premières données disponibles sur le taux de recouvrement de cette amende et sur le type de population qu’elle touchera en priorité.