Le pays est aujourd’hui plus que jamais à l’avant-garde du mouvement mondial de libéralisation des stupéfiants.
Aussi divisée la population américaine soit-elle, il existe un sujet où un consensus chaque jour plus grand semble se former: la nécessité d’en finir avec la prohibition des drogues. Alors que les États-Unis ont été pionniers dans les années 70 de l’approche massivement répressive contre les usager·es de drogues, le pays est aujourd’hui plus que jamais à l’avant-garde du mouvement mondial de libéralisation des stupéfiants.
Le 3 novembre dernier, les Américain·es n’ont pas fait que choisir leur nouveau président. Certains États ont non seulement vu leurs électeurs et électrices approuver des mesures légalisant le cannabis récréatif ou médical, mais également assouplir les législations sur des drogues comme les champignons hallucinogènes ou encore décriminaliser la possession de n’importe quel produit.
Du cannabis légal dans toujours plus d’États
Le mouvement d’abolition de la prohibition du cannabis a gagné en envergure lors de cette dernière élection américaine, avec pas moins de quatre États qui ont légalisé le cannabis à visée récréative : l’Arizona, le Montana, le New Jersey et le Dakota du Sud, qui rejoignent l’Illinois où le cannabis récréatif a été légalisé en janvier 2020. Au total, quinze États autorisent la culture, la vente et la possession de cannabis.
Ces approbations de la légalisation sont particulièrement surprenantes dans des États comme l’Arizona où l’électorat qui avait rejeté la mesure en 2016 a, en novembre 2020, accepté la même mesure avec une marge de 20 points. La surprise est encore de mise dans le Dakota du Sud, État à majorité conservatrice, où l’électorat a à la fois légalisé le cannabis pour un usage récréatif mais également thérapeutique. En outre, l’électorat du Mississipi a approuvé la légalisation du cannabis à visée thérapeutique.
Ces libéralisations du cannabis auront un impact énormément positif, résume la Drug Policy Alliance : « Près de 33.000 personnes ont été arrêtées dans le New Jersey pour possession de cannabis en 2018, faisant de cet État un des cinq ayant conduit le plus d’arrestations liées au cannabis. Chaque année, l’État gâche plus de 143 millions de dollars dans l’arrestation de personnes sur des accusations liées au cannabis. Légaliser le cannabis aura un impact profond pour en finir avec ces arrestations insensées et racialement biaisées, et s’attaquer aux conséquences dramatiques de la prohibition. Cela créera également des opportunités de travail et générera des millions de dollars qui pourront être réinvestis dans nos communautés. »
Ce nombre croissant d’États ayant légalisé le cannabis reflète l’état de l’opinion américaine, avec 67% des Américain·es qui se disent aujourd’hui favorables à sa légalisation. D’après un récent rapport de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) et contrairement aux peurs des militants en faveur de la prohibition, on constate « un recul de la diffusion du cannabis et des consommations parmi les mineurs dans la plupart des États qui ont légalisé le cannabis à usage non médical ».
Toujours d’après ce même rapport de l’OFDT, on estime que l’industrie du cannabis représente aujourd’hui 13,6 milliards de chiffre d’affaires et 300.000 emplois aux États-Unis. L’année prochaine, environ 1 Américain·e sur 3 vivra dans un État où le cannabis récréatif sera légal.
Libéralisation des drogues psychédéliques
En Oregon les choses sont allées plus loin encore. Dans cet État où le cannabis récréatif est légal depuis 2015, 56% des électeurs ont approuvé le 3 novembre dernier une proposition de légalisation de la psilocybine pour usage thérapeutique. La psilocybine est la principale substance psychoactive des champignons hallucinogènes. Cette mesure donne à la Oregon Health Authority deux ans pour écrire les règles qui autoriseront des centres à accueillir des adultes qui pourront consommer la drogue légalement lors de sessions supervisées par un accompagnant.
Cette légalisation survient alors que des recherches montrent des résultats très prometteurs pour la psilocybine en matière de lutte contre des troubles d’anxiété ou d’addiction. D’après une méta-analyse publiée en février 2020 :
«Bien qu’un petit nombre d’études aient été incluses, les données disponibles étaient prometteuses. Les effets en fin de traitement et après un suivi de six mois ont montré de larges réductions de l’anxiété et des symptômes de dépression, sans aucune preuve de biais de publication.»
Une très récente étude conduite à l’université de Johns Hopkins aux États-Unis s’est ajoutée à la littérature existante, et montre que deux doses de psilocybine, accompagnées de psychothérapie, permettent d’importantes et rapides réductions des symptômes chez des adultes souffrant de dépression sévère.
Bien que d’autres études contrôlées doivent encore être conduites pour confirmer avec certitude cet effet, le caractère très prometteur de la psilocybine pour ces troubles a poussé en 2018 la Food and Drug Administration à faire passer cette drogue sous le statut de « potentiel traitement révolutionnaire ».
L’Oregon est le premier État américain légalisant même partiellement la psilocybine. L’électorat de Washington D.C., quant à lui, a approuvé l’« Initiative 81 » consistant à relâcher la répression contre les utilisateurs et utilisatrices de plusieurs drogues psychédéliques. Cette mesure concerne les plantes contenant de l’ibogaïne, de la diméthyltryptamine, mescaline, psilocybine ou encore psilocine. Bien qu’elle ne rend pas ces drogues légales et que les peines restent inchangées, la mesure implique qu’enquêter ou arrêter des adultes pour de la production non-commerciale, de la distribution ou de la possession de ces substances psychédéliques « fassent partie des priorités les plus basses pour le District de Columbia. »
Comme l’expliquent les promoteurs de l’initiative : « Il a été prouvé, à travers des études scientifiques, que les plantes et champignons sont bénéfiques pour combattre des troubles comme l’abus de substances, l’addiction, les traumatismes, le syndrome de stress post-traumatique, la dépression chronique, l’anxiété, le diabète, l’algie vasculaire de la face et d’autres troubles. […] Les citoyens du District de Columbia qui cherchent à améliorer leur santé et leur bien-être grâce à l’utilisation de plantes et champignons psychédéliques les utilisent actuellement sous la menace d’arrestations et de poursuites judiciaires. »
Décriminalisation de la possession de toutes les drogues en Oregon
Outre la légalisation de la psilocybine pour usage thérapeutique, 58% de l’électorat de l’Oregon a également approuvé une mesure décriminalisant la possession de petites quantités de tout type de drogues, y compris l’héroïne, la cocaïne et la méthamphétamine. Alors que les consommateurs et consommatrices risquaient autrefois jusqu’à un an de prison, la menace passera désormais à 100 dollars d’amende. Pour éviter de payer, ils pourront choisir de passer une «évaluation de santé» dans un « addiction recovery center ».
Cette mesure s’inspire du modèle portugais où depuis 2001 la possession de drogue, y compris les plus dures, ne relève plus du domaine de la criminalité.
« Aucune des choses redoutées par les opposants du régime de décriminalisation portugais n’ont eu lieu, tandis que de nombreux bénéfices prévus par ses défenseurs se sont réalisés, écrit le Cato Institute dans un rapport. Alors que l’addiction à la drogue, l’usage, et les pathologies associées continuent de grimper dans beaucoup d’États européens, ces problèmes –dans presque toutes les catégories pertinentes– ont été maîtrisés ou substantiellement améliorés au Portugal depuis 2001. »
La mesure votée en Oregon est moins autoritaire que sa cousine portugaise puisqu’elle ne force pas les usager·es à entrer dans un processus de traitement. Cette mesure de décriminalisation est particulièrement remarquable puisqu’elle ne concerne pas uniquement les drogues les moins toxiques et jugées plus socialement acceptables, comme le redoutait le journaliste Jacob Sullum. Les méfaits de la prohibition ne sont en effet pas exclusifs à l’alcool et au cannabis.
«La criminalisation des drogues aux États-Unis a échoué du point de vue de tous les indicateurs, fait remarquer Alex Kral, épidémiologiste chez l’ONG RTI International. La nouvelle politique de l’Oregon nous offre une opportunité cruciale pour évaluer les alternatives à la criminalisation des drogues.»
Si cette mesure marque un progrès évident pour les usager·es, qui ne sont plus considéré·es comme des criminel·les, ces dernier·es continueront néanmoins à être pénalisé·es pour un acte qui ne nuit à personne d’autre qu’à eux-même. En outre le régime prohibitionniste persistera en matière de production et de distribution de toutes ces drogues dont la possession est décriminalisée, préservant le marché noir et toutes ses conséquences négatives: produits frelatés, financement du crime organisé, violences, etc.
L’avenir de la prohibition des drogues aux États-Unis
L’ensemble de ces mesures concernant le cannabis et le reste des drogues votées le 3 novembre dernier marquent un effritement avancé de la prohibition des drogues aux États-Unis. Celles-ci restent néanmoins fermement prohibées au niveau fédéral. Cela pourrait bientôt changer, puisqu’un haut dirigeant de la Chambre des représentants a annoncé que l’organisme tiendrait le mois prochain un vote sur un projet de loi visant à mettre fin à l’interdiction fédérale du cannabis.
Quid de Joe Biden, nouveau président élu? Bien qu’il soit opposé au fait d’envoyer en prison des consommateurs et consommatrices de drogue non violent·es, il n’envisage ni de légaliser des drogues ni de mettre fin à la coercition étatique contre les usager·es. Dans le programme démocrate se trouvaient en effet des propositions visant à créer des tribunaux spécifiques pour les drogues et forcer les utilisateurs et utilisatrices à suivre des programmes de traitement contre l’addiction. Mais de telles mesures ne permettraient pas de mettre fin au régime prohibitionniste:
« Le problème est que cette position est simplement une perpétuation de la guerre contre la drogue, mais d’une manière qui semble plus gentille et plus accommodante, écrit le journaliste Scott Shackford. Elle fonctionne sur la base de l’hypothèse incorrecte que toutes les personnes qui utilisent des drogues illicites sont des addicts qui ont besoin d’une intervention pour que ça s’arrête. »
Des inquiétudes similaires existent vis-à-vis de la future vice-présidente Kamala Harris. Bien que cette dernière ait prétendu lors des débats s’opposer aux innombrables abus du système judiciaire américain extrêmement répressif, son bilan de seize ans de vie publique en Californie révèle son idéologie extrêmement répressive, que ce soit sur le sujet des drogues ou celui du travail sexuel.
Au minimum espérons que cette nouvelle administration, aussi entêtée soit-elle dans la préservation de la prohibition, ne ralentira pas le spectaculaire mouvement de libéralisation au niveau des États, dont les votes du 3 novembre sont le dernier formidable exemple.
Source : Slate.fr