De plus en plus de Français cultivent leur propre drogue et se lancent dans un trafic local. Un modèle qui inspire les réseaux criminels, attirés par les économies qu’offrent ces circuits courts.
Les photographies des perquisitions ont des airs de catalogue de jardinerie. On y voit des plantes en pot aux feuilles exubérantes, dorant sous le halo de lampes à sodium ; parfois, aussi, des alignements d’herbacées en pleine terre, là où le soleil se montre assez généreux. De telles affaires se sont multipliées ces derniers mois sur le territoire français – en ville comme à la campagne. Les cultivateurs interrompus par les descentes de police ou de gendarmerie partagent la même spécialité : le cannabis. Une production locale qui alimente en continu les ventes d’herbe, consommée par une part croissante des fumeurs.
Le dernier démantèlement en date d’une telle plantation illégale a pour cadre le centre-ville de Maubeuge (Nord). Le 6 décembre 2022, à 6 heures, la police judiciaire (PJ) fait irruption dans un local commercial détourné en ferme de culture. Après sept mois d’enquête, se resserrant autour d’un groupe criminel suspecté de trafic à Maubeuge ainsi que dans la métropole lilloise, les agents de la PJ découvrent le butin : 2 000 pieds de cannabis en pleine maturation. « Un kilo de résine de cannabis, un kilo d’herbe, 6 260 euros en espèces et une arme de poing de calibre 6,35 mm ont également été saisis », précise le parquet de Lille. Les cinq principaux suspects sont mis en examen pour des chefs d’accusation incluant la « production et fabrication de stupéfiants » et l’« association de malfaiteurs ».
LOGIQUES « INDUSTRIELLES »
D’autres saisies récentes, de moindre ampleur, ont parfois pris des détours inattendus avant de toucher au but. A Montgeron, dans l’Essonne, c’est une odeur tenace qui a mis les policiers sur la piste, le 12 octobre 2022, avant que leur chien renifleur prenne le relais et marque le pas devant une culture de cannabis prospérant en sous-sol d’un immeuble. A Lourdes (Hautes-Pyrénées), quelques jours plus tôt, l’intervention à la suite d’une violente bagarre en pleine rue a permis de repérer chez l’un des duellistes une salle de cannabiculture contenant 18 pieds. A l’été 2022, les agents des douanes de Picardie ont repéré une plantation de 83 pieds, à Doullens (Somme), gérée par un père de famille, grâce aux vues aériennes de Google Maps.
« La saisie de ces stupéfiants procède d’une cartographie particulière, avec beaucoup d’opérations dans le Nord – notamment en indoor [« intérieur »] –, dans le Sud-Est et en Nouvelle-Aquitaine, souligne Christian de Rocquigny, directeur adjoint de l’Office antistupéfiants. Les gens se lancent de chez eux et produisent plus que leur consommation personnelle, puis davantage encore que pour leur cercle d’amis. Ils entrent ensuite dans une logique de trafiquants, en concurrence avec des organisations criminelles, notamment des trafiquants locaux déjà établis, qui défendent leur territoire, avec les risques que cela induit. »
D’après les services de police, plus de 100 000 plants ont été saisis en 2021, dont plus de la moitié situés en outre-mer. Ces saisies sont réparties à 70 % en intérieur et 30 % à l’air libre. Selon l’agence de police Europol, plusieurs experts en provenance des Pays-Bas, en pointe dans ce type de culture depuis les années 1970, ont pu être engagés dans le nord de la France comme consultants pour lancer ces activités. Quant au matériel et aux semences, boutiques et sites Internet spécialisés assurent un approvisionnement complet.
Les sites de cannabiculture vont de simples placards aménagés à de vastes hangars, parfois loués à l’aide de prête-noms. Bien équipés, ils permettent de produire jusqu’à cinq récoltes par an. Si la France est encore loin de l’Espagne, où la Guardia Civil a saisi de véritables champs (149 000 plants et 50 tonnes de cannabis saisis en Catalogne en novembre 2022 lors d’une seule opération), certains démantèlements révèlent des logiques industrielles de culture à grande échelle. En Dordogne, en août 2020, une cargaison, fraîchement cueillie, était dissimulée dans des chauffe-eau pour être transportée en camionnette vers la région parisienne. Un cas inhabituel : d’ordinaire la vente est locale, ou régionale.
Un rapport de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives intitulé « Les mutations du marché du cannabis en France », publié à l’été 2019, détaille le « rééquilibrage du marché » en faveur de l’herbe, dont les volumes de saisies ont été multipliés par sept entre 2010 et 2018. « L’herbe bénéficie aujourd’hui d’une sorte de “label bio”, exprimant l’apparition d’une véritable “culture” du cannabis associée à la notion de territoire et de circuit court. » Déjà, dans les années 1960, la production de chanvre indien colonisait les interstices des banlieues parisiennes. Elle avait aussi sa place sur les lopins de terre des « babas cool ».
« GAINS CONSIDÉRABLES »
Aujourd’hui, ces productions ayant la préférence d’un public « plus âgé et mieux inséré socialement » constituent un complément aux marchandises illicites en provenance notamment du Maroc (résine, essentiellement). Selon cette étude, 7 % des fumeurs sont également des cannabiculteurs. Les médecins mettent en garde sur les valeurs de THC toujours plus importantes dans ces plants qui, s’ils échappent aux circuits menant aux points de deal traditionnels, figurent un trafic « désintermédiarisé » et particulièrement rentable.
En limitant les aléas du transport et de la logistique, depuis le Maroc notamment, certains groupes criminels organisés font aussi le choix stratégique de produire en France, au plus près des consommateurs. « La cannabiculture leur permet d’obtenir des gains rapides et considérables, souligne aussi une note des services de police spécialisés. La culture d’environ 1 000 plants peut rapporter en un an un chiffre d’affaires théorique de 1,2 million d’euros pour la vente en gros, et de 2,4 millions d’euros pour la vente au détail. » De tels gains attisent la convoitise de trafiquants internationaux, reproduisant sur cette activité jardinière les structures hiérarchiques et la division du travail inhérentes à d’autres filières illégales.
Pareille organisation a été percée à jour, en novembre 2022, en Seine-et-Marne, où 13 personnes ont été arrêtées. La ferme indoor, équipée de tout l’attirail de pousse, était isolée dans une zone industrielle. A sa tête un homme de 35 ans, qualifié de « flambeur » par les enquêteurs de l’Office central pour la répression de l’immigration irrégulière et de l’emploi d’étrangers sans titre, chargés des investigations. Car les trafics ne se limitent pas aux stupéfiants, mais aussi à la main-d’œuvre employée sur le site de production.
Plusieurs ressortissants vietnamiens, en situation irrégulière, étaient affectés au soin quotidien des plants de cannabis. L’épouse du chef du réseau ainsi qu’une autre femme, qualifiée de « banquière », s’attachaient aussi au blanchiment des bénéfices, au travers de l’import-export de produits de luxe et de la gestion d’une onglerie. Ce type de filière, déjà rencontré notamment au Royaume-Uni, il y a plus de dix ans, mise sur le « local » dans sa stratégie commerciale, mais se joue des frontières. La structure venait en effet d’être déménagée de l’Andalousie vers la région parisienne au mois de juin. La raison invoquée par son dirigeant : la hausse du prix du carburant nécessaire à son groupe électrogène en Espagne, qui rognait sur ses bénéfices.