La lecture de Les Paradis perdus. Drogues et usagers de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres d’Emmanuelle Retaillaud-Bajac est une plongée fascinante dans une époque charnière de l’histoire des stupéfiants en France. Cet ouvrage, fruit d’une thèse universitaire, décrypte avec rigueur les mécanismes qui ont conduit à la criminalisation des drogues et les conséquences de cette prohibition sur les usagers et la société. En éclairant les débats et évolutions de cette période, il résonne étrangement avec notre époque, marquée par les mêmes impasses et effets pervers.
Une répression prévisible et ses effets pervers
L’entre-deux-guerres marque un tournant décisif dans la gestion des drogues. La loi de 1916, qui inaugure en France la prohibition du commerce, de l’usage et de la possession de « substances vénéneuses », était dès son origine perçue comme une entreprise vouée à l’échec. Le sénateur Émile Goy exprimait déjà ses doutes en 1916, anticipant que la clandestinisation des pratiques conduirait à l’émergence de trafics souterrains et de produits frelatés, avec leur cortège de drames humains.
L’histoire lui a donné raison. Le déclin de l’opium au profit de la cocaïne dans les années 1920, suivi par l’ascension de l’héroïne dans les années 1930, reflètent une évolution des habitudes de consommation, mais surtout les effets de la répression : augmentation des risques sanitaires, apparition de nouvelles figures comme celle du dealer, et stigmatisation accrue des usagers.
Les similitudes avec l’époque actuelle
Un siècle plus tard, les enseignements de cette période restent ignorés par nos dirigeants. La prohibition contemporaine, élargie à une palette toujours plus vaste de substances, a érigé un système criminogène où les consommateurs continuent d’être désignés comme boucs émissaires.
Le discours alarmiste sur les drogues des années 1920—à l’image du « péril toxique » brandi par Le Petit Journal en 1925—se retrouve dans les récentes sorties de politiciens tels que Bruno Retailleau. En affirmant que les consommateurs sont complices du narcotrafic, ces figures publiques occultent l’échec structurel de la prohibition, dont les véritables victimes sont les usagers et les populations touchées par la violence des trafics.
Un appel à un modèle pragmatique
Ce que l’ouvrage d’Emmanuelle Retaillaud-Bajac met en lumière, c’est la pertinence d’une approche basée sur la réduction des risques et la responsabilisation des usagers. Les débats de l’entre-deux-guerres sur le statut du consommateur—étaient-ils des malades ou des délinquants—trouvent un écho dans les luttes actuelles pour une légalisation empreinte de pragmatisme.
La prohibition, hier comme aujourd’hui, engendre clandestinité, stigmatisation et violence. Les solutions passent par une légalisation réfléchie, avec une production et une distribution réglementées, ainsi que par la reconnaissance du droit immuable à l’autoproduction.
Conclusion
Le CIRC recommande Les Paradis perdus, le lire c’est comprendre que la prohibition, loin de résoudre les problèmes qu’elle prétend combattre, les aggrave. C’est aussi un rappel que les leçons de l’histoire ne doivent pas rester lettre morte. Plus que jamais, il est temps de dénoncer l’hypocrisie des politiques prohibitionnistes et de porter haut la voix des usagers, non comme des criminels, mais comme des citoyens en quête de liberté et de justice.
Histoire, Sciences humaines et sociales., Histoire contemporaine, Justice et déviance, Sociologie