On oublie parfois de questionner l’état de la science sur le sujet.
Souvent, sur le cannabis, deux discours s’opposent, l’un banalisant les usages, l’autre les réduisant à «la drogue, c’est de la merde». Si c’était vraiment et purement «de la merde», personne n’en consommerait, comme le rappelle le psychologue spécialisé dans les addictions Jean-Pierre Couteron dans En finir avec la guerre aux drogues.
En somme, s’il y a usage, c’est qu’il y a des bienfaits –directs ou indirects, à court ou moyen terme, réels ou supposés. Mais, à l’instar du «pharmakon», terme qui désigne en grec ancien à la fois le poison et le remède, la drogue salutaire et la malfaisante, il y a aussi des méfaits, spécifiquement sur le psychisme.
Force est de reconnaître qu’ils ne nous sont pas inconnus. Nous avons tous au moins vu, sinon fait l’expérience, d’un bad trip après avoir fumé un joint. Parfois moquée dans les communautés adolescentes et jeunes adultes, la personne qui expérimente ainsi une pharmacopsychose peut s’en remettre rapidement et sans séquelles. Mais il arrive que ce soit le point de départ d’un séjour en hôpital psychiatrique et parfois, d’un suivi au long cours.
Il est aussi possible que nous ayons dans nos connaissances une personne au tempérament anxieux qui fume pour se détendre ou mieux dormir. Est-ce vraiment efficace ou l’effet est-il paradoxal, la prise régulière de cannabis alimentant l’anxiété et les insomnies?
Disons le tout de go: se poser de telles questions n’est pas se positionner contre la légalisation du cannabis. Au contraire: s’il ressort que le cannabis est bel et bien responsable de troubles psychiques, une légalisation permettrait une meilleure régulation des composants et une plus large et meilleure information sur les bonnes pratiques et les risques. Un fumeur averti en vaut deux.
L’effet du cannabis sur le sommeil
Au premier rang des effets paradoxaux du cannabis sur la santé mentale, ceux sur le sommeil concernent certainement le plus de monde. En effet, l’usage de cannabis à des fins anxiolytiques et dans le but d’améliorer le sommeil n’est pas rare –et pour cause, dans un premier temps et sur des usages ponctuels, c’est plutôt efficace: le temps d’endormissement est réduit et il y a moins d’éveils nocturnes.
Mais rappelons-nous de notre «pharmakon». L’usage régulier de cannabis tendrait à avoir un effet inverse et à nuire à la qualité du sommeil en agissant notamment sur la production de mélatonine, dérégulant ici l’horloge biologique. Des auteurs notent également une diminution du sommeil lent essentiel à la restauration cérébrale, à la récupération et à la mémorisation. Si ces phénomène sont connus, il fallait mesurer spécifiquement leur portée en vie réelle avec une étude épidémiologique.
C’est ce qu’a fait une équipe de scientifiques de l’Inserm, de l’Université et du CHU de Bordeaux dans une étude publiée dans Psychiatry Research en avril 2023. Elle s’est particulièrement intéressée à une population de 14.787 étudiants volontaires de 18 à 30 ans, membres de la cohorte i-Share. «C’est donc une enquête en population générale, pas uniquement auprès de jeunes adultes consultant en addictologie ou en centre du sommeil», pointe Christophe Tzourio, neurologue, épidémiologiste et coauteur de l’étude, qui ajoute: «L’enquête a été menée avant la crise sanitaire, une période qui a particulièrement affecté la qualité du sommeil de la population.»
Ces étudiants ont répondu à un auto-questionnaire en ligne portant d’une part sur la fréquence de leur consommation de cannabis sur l’année écoulée, et, d’autre part, sur la qualité de leur sommeil des trois derniers mois. Afin d’éviter les biais et facteurs de confusion et pour affiner l’analyse, l’enquête comportait d’autres questions sur les caractéristiques socio-démographiques, les habitudes de vie (par exemple leur consommation d’alcool ou de tabac) ou encore sur la santé mentale.
Résultats? «Nous avons pu mettre en évidence qu’une consommation régulière de cannabis –c’est-à-dire tous les jours de la semaine– était associée à une augmentation des troubles du sommeil avec une augmentation de la latence d’endormissement et de plus nombreux réveils nocturnes», explique Christophe Tzourio. Concrètement, la probabilité de souffrir d’insomnie serait supérieure de 45% chez les consommateurs de cannabis –une probabilité qui serait même deux fois plus élevée chez ceux qui fument quotidiennement.
Quoiqu’il se montre plus inquiet par l’essor du binge drinking chez les jeunes et qu’il note que l’usage quotidien de cannabis est relativement peu fréquent parmi les personnes ayant participé à l’étude (1,5%), Christophe Tzourio invite à une prise de conscience des dangers d’une consommation élevée et régulière, notamment chez les jeunes. «Je considère les plaintes relatives au sommeil comme faisant partie des troubles de santé mentale», rappelle-t-il.
L’impact de la consommation régulière négatif de cannabis sur le sommeil n’est pas l’apanage des jeunes adultes. C’est ce qu’a pu montrer une large étude observationnelle publiée en 2021 dans le BMJ, selon laquelle les adultes de 20 à 59 ans qui ont une consommation régulière (plus de vingt jours par mois) voient leur sommeil perturbé et font des nuits soit sensiblement trop courtes (moins de six heures) soit trop longues (plus de neuf heures), et présentent des durées d’endormissement plus longues que la moyenne et davantage de réveils nocturnes. Pour les fumeurs moins assidus, seul l’allongement des nuits avec une propension à dormir neuf heures ou plus a été relevé.
Les auteurs rappellent l’importance d’un sommeil de qualité tant ses perturbation tendent à faire le lit de troubles psychiatriques comme les sautes d’humeur, la dépression ou la paranoïa.
Si nous parlons là d’effets indirects sur la santé psychique et qu’il apparaît que l’usage régulier du cannabis peut affecter les nuits de tout un chacun quelles que soient ses prédispositions, il semble en revanche que nous ne soyons pas tous égaux concernant les effets directs sur la santé mentale.
Le cannabis rend-il psychotique?
L’association cannabis et psychose est quelque chose de connu, aussi bien pour l’apparition de ladite psychose que pour sa chronicité et sa gravité.
Concernant le développement initial de la psychose –qui se produit généralement entre 15 et 25 ans–, la question se pose de savoir qui de l’œuf ou de la poule: fume-t-on particulièrement parce qu’on ne va pas bien et qu’on éprouve les symptômes précoce d’un trouble psychotique, ou existe-il un lien causal entre fumer du cannabis et développer une psychose telle que la schizophrénie?
Si la question a été un temps débattue, l’existence de ce lien causal semble de plus en plus clair.
«On peut considérer qu’il y a une relation causale si:
- il existe une association cohérente et l’ampleur de l’effet observé est forte;
- il existe une relation entre la dose et l’effet;
- on peut démontrer que la consommation précède le trouble;
- il existe un mécanisme biologique plausible.
Les trois premiers points étant fortement soutenus par des évidences épidémiologiques, les nouveaux apports dans le domaine de la biologie permettent d’explorer le quatrième point», affirment ainsi les psychiatres suisses Logos Curtis, Philippe Rey-Bellet et Marco C. G. Merlo dans un article synthèse de 2006.
Mais il serait erroné de dire que le cannabis rend psychotique sans prendre en compte le terrain existant. Le Dr Jean-Del Burdairon, psychiatre et addictologue, assure que «faire une pharmacopsychose, psychose induite par une substance, augmente le risque de développer des troubles schizophréniques par la suite. Et, sur un terrain favorable –et on peut difficilement prédire si une personne a un terrain favorable ou non–, le THC, le composant psycho-actif du cannabis, fonctionne comme un déclencheur des troubles.»
Ainsi, tous les jeunes adultes ne seraient pas potentiellement touchés –seuls ceux qui présentent des fragilités, des signes d’apparition du trouble ou des antécédents familiaux les rendant plus susceptibles de développer des troubles.
Jean-Del Burdairon poursuit: «La plupart des troubles –schizophrénie, troubles anxieux, bipolarité, etc.– se développent entre 15 et 25 ans du fait d’un défaut de neurogenèse. Imaginez que lorsque l’on est enfant et que l’on grandit, on “pousse” comme pousserait un arbre. Puis, entre 15 et 25 ans, il y a une forme d’élagage pour uniformiser les branches. Chez les personnes qui souffrent de troubles psychiques, il n’y a pas cet élagage. Et le cannabis en lui-même empêche ou retarde d’autant cet élagage.»
Le psychiatre poursuit: «Je déconseillerais vivement aux jeunes qui ont des fragilités et/ou des antécédents familiaux de troubles psys de fumer du cannabis.» Il précise en outre que le risque de pharmacopsychose n’est pas écarté passé 30 ans du fait de taux de THC très importants –dans son rapport de mars 2023, l’Office anti-stupéfiants (Ofast) note d’ailleurs que le taux moyen de THC dans le shit (résine de cannabis) a doublé en dix ans ans et augmenté de presque un quart dans la weed (cannabis sous forme d’herbe).
Un abus de cannabis augmente le risque d’évolution vers la chronicité
Ensuite, concernant la consommation de cannabis chez les personnes qui présentent d’ores et déjà un trouble psychique, l’avis de Jean-Del Burdairon est sans appel: «Fumer du cannabis lorsque l’on souffre de troubles psychiques tend à les aggraver et à les rendre plus résistants. En effet, si sur le moment le cannabis peut avoir des effets anxiolytiques –et c’est l’effet immédiat qui est généralement recherché–, sur le long terme, sa consommation régulière induit des perturbations du fonctionnement général qui tendent à majorer les symptômes.»
Concernant spécifiquement les psychoses, Logos Curtis, Philippe Rey-Bellet et Marco C. G. Merlo écrivent: «Nombre d’études confirment qu’en cas de psychose existante, une consommation même minime de cannabis a des effets néfastes. Dans la phase aiguë, elle aggrave les symptômes psychotiques, à savoir les idées délirantes, les hallucinations et la désorganisation de la pensée. Elle augmente le risque d’actes hétéro-agressifs et auto-agressifs et réduit, voire fait disparaître l’effet thérapeutique des médicaments antipsychotiques.» Ils soulignent que le cannabis a aussi un effet sur l’évolution à long terme de la psychose, avec des rechutes plus fréquentes et précoces. Pour le pronostic à long terme, un abus de cannabis augmente le risque d’évolution vers la chronicité.
Jean-Del Burdairon résume alors: «Si tout va bien, que la personne n’a pas d’antécédents familiaux, ni de fragilités ou de trouble psychique, fumer un joint n’est pas plus dangereux que boire de l’alcool en grande quantité. En revanche, s’il y a une pathologie, il existe un vrai risque et ce même en période de rémission, avec un vrai risque de rechute. Et c’est un vrai problème car les patients comprennent bien qu’ils ne doivent pas fumer en période de crise mais pensent que quand ils vont mieux, ils peuvent réguler leur consommation et que celle-ci ne posera pas de problème.»
Il précise l’impact négatif sur les facultés cognitives à long terme: «Le cannabis participe à détruire les facultés cognitives déjà mises à mal par les crises. Imaginez que les neurones soient une forêt. Le cannabis, c’est véritablement de l’essence versée dessus et à la moindre étincelle, tout flambe. Il y a donc un vrai retentissement cognitif et c’est ce retentissement cognitif qui provoque un désinvestissement social.»
Que tirer de tout cela? Simplement de la vigilance et des messages de prévention adaptés. Concernant le sommeil, on aurait tout intérêt à ne pas laisser s’installer une dépendance qui conduirait à un usage quotidien.
Pour ce qui est des troubles psychiques, il serait préventivement pertinent de s’abstenir de fumer un premier joint dès lors que l’on présente des signes précurseurs d’un trouble ou quand –puisqu’il existe une certaine héritabilité– un parent vit avec un trouble. Il est également recommandé de s’abstenir dès lors que le trouble est présent afin de ne pas l’aggraver ni augmenter ses conséquences.
À noter pour finir: une vigilance s’impose autour de l’hexahydrocannabinol (HCC), un produit de synthèse aux effets psychoactifs semblables au THC et désormais vendu dans les boutiques qui vendent du CBD. «C’est un psychotrope très puissant mimant les effets du cannabis et ayant les même propriétés sur le long terme», signale Jean-Del Burdairon. Mêmes recommandations que pour le cannabis, donc.
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