Le Zoom de la rédaction
Ils sont des milliers de patients à l’attendre : l’expérimentation destinée à valider l’usage du cannabis thérapeutique en France doit débuter d’ici la fin du mois. À l’hôpital de Garches, en banlieue parisienne, où l’on soigne des accidentés de la vie, il y a déjà une liste d’attente.
Combien sont-ils en France, douloureux, épileptiques, en cours de traitement anticancer, atteints de sclérose en plaques, ou en soins palliatifs, à espérer un peu de soulagement grâce au cannabis thérapeutique ? Combien en utilisent déjà, en se procurant illégalement du cannabis et sans savoir exactement comment l’utiliser et à quelle dose pour en espérer un bénéfice ? Des dizaines de milliers sans doute. Pourtant, l’accès à l’expérimentation, qui doit débuter d’ici fin mars, va rester limité : 3 000 patients vont y être inclus seulement. L’expérimentation doit durer deux ans. À son terme, on évaluera s’il est utile de généraliser la pratique, comme le font déjà un certain nombre de pays.
À qui s’adresse l’expérimentation ?
L’ANSM, l’agence du médicament, en a rédigé les règles, bien précises. Le champ est limité à un certain nombre d’affections : l’épilepsie résistante aux traitements, la spasticité douloureuse des patients atteints de sclérose en plaque, les soins palliatifs, les soins de support en oncologie, notamment. Les douleurs neuropathiques également, liée aux atteintes des nerfs, quand les médicaments conventionnels n’arrivent pas ou n’arrivent plus à soulager les patients.
En banlieue parisienne, l’hôpital de Garches reçoit beaucoup (c’est d’ailleurs sa spécialité) d’accidentés de la route et de blessés lourds. Au 1er étage du bâtiment Letulle, la consultation « douleurs chroniques » du Professeur Valeria Martinez y est très demandée. C’est elle d’ailleurs, qui va mener dans l’hôpital l’expérimentation sur le cannabis thérapeutique. En ce début du mois de mars, elle a déjà réuni pas mal d’informations sur la conduite de l’expérimentation, mais elle n’a pas encore reçu le lien que doit lui envoyer l’ANSM pour suivre une formation virtuelle de deux heures destinée à tout lui expliquer sur l’expérimentation, notamment la façon dont elle devra remplir les fiches patients et détailler leur suivi, le conditionnement des produits (tisanes, gélules, huiles), les concentrations qu’ils auront en THC et CBD, les deux principes actifs du cannabis. À priori, pour les douleurs neuropathiques qu’elle traite ici, la concentration devrait être du 50/50.
Pour des douleurs sévères et des patients à bout de solutions
Le Professeur Martinez sait en tout cas que les places seront limitées : elle pourra inclure ici 13 patients, alors que sa liste d’attente est déjà longue : « On a une trentaine de patients qui se sont déjà manifestés et qui nous ont dit leur souhait de faire partie de l’expérimentation », dit-elle, « et je compte la proposer aussi à certains patients, que je suis, qui me paraissent pouvoir être éligibles. Ça va faire beaucoup de monde, pour peu de places disponibles, il va falloir faire des choix, définir des priorités. Je ne sais pas encore comment je vais arbitrer, si je vais prendre les plus demandeurs, les plus motivés, ou ceux qui sont le plus au bout du rouleau. À priori, c’est à ces derniers que ça s’adresse : ceux qui sont à bout de solution. Ceux qui ont des douleurs sévères (au moins 6/10 sur l’échelle de la douleur) réfractaires aux traitements depuis plus de 6 mois ».
Dans son service, Valeria Martinez traite tous les jours des patients victimes de lésions nerveuses, lésions de la moelle épinière notamment. Chez ces patients, même plus de vingt ans après le traumatisme, la douleur est constante: « Je le dis souvent à mes patient s: les nerfs, c’est comme un fil électrique. S’il a été écrasé ou abîmé, il ne transmet plus très bien l’électricité. Là, comme la moëlle est abîmée, c’est le message de la sensation qui ne passe plus très bien jusqu’au cerveau. Un simple effleurement de la cuisse peut provoquer une douleur extrême. Ces patients souffrent de sensations de brûlures, de fourmillements, de décharges électriques. Parfois ils ont des pics paroxystiques qui les conduisent aux urgences, car la douleur est insoutenable. Leur qualité de vie est très altérée, car il n’y a pas que la douleur, il y a la souffrance qui va avec : ils n’en dorment plus, ils ont des angoisses, ils sont déprimés », explique le Professeur. Et les médicaments sont rarement très efficaces: _ »_On a tout un arsenal : paracétamol, antidépresseurs, codéine, morphine, des patches, des stimulateurs pour tromper le système nerveux et atténuer la sensation. Beaucoup de choses, mais finalement on est assez démunis. D’abord parce que ça ne vient pas forcément à bout des douleurs, ensuite parce que c’est souvent mal toléré, les gens ont des vertiges, se sentent amorphes, ont des nausées. Enfin, parce qu’une morphine au long cours peut créer de l’addiction, et même contraindre a augmenter et réaugmenter les doses, sans forcément atteindre l’efficacité ».
L’impasse thérapeutique, c’est ce que vit Marie-Laurence, 64 ans. Victime d’une très violente agression, elle a été lardée de coups de couteau en 1984, elle en garde de profondes cicatrices, un peu partout sur le corps : cou, fesses, abdomen. Depuis bientôt 37 ans, rien ne parvient vraiment à la soulager. « J’ai tout essayé, mais sans beaucoup de résultats, la douleur est irradiante, c’est comme du feu, je dors très mal, je me réveille toutes les heures, et avec l’âge, et d’autres problèmes qui s’ajoutent, j’ai l’impression que mes douleurs gagnent en intensité. Ça fait si longtemps, je suis vraiment fatiguée de souffrir », explique Marie-Laurence, à qui justement le Professeur Martinez propose d’entrer dans l’expérimentation. « Je sens qu’elle est à bout, elle souffre trop au quotidien, plus rien ne marche vraiment sur elle, elle entre totalement dans les critères du dispositif », explique le médecin. Marie-Laurence répond d’ailleurs favorablement: « Je n’ai plus d’alternative, alors oui, je suis partante, forcément, si ça peut me soulager, peut-être pas de mes douleurs mais au moins si ça peut me permettre de dormir ».
Des médicaments conventionnels trop souvent associés à des effets secondaires
Thomas, 49 ans, a réchappé il y a 27 ans à un très grave accident : il a voulu prendre un train en marche, il est tombé sur le ballast et dans sa chute, il s’est écrasé la colonne. Il souffre aujourd’hui encore de douleurs multiples : des sensations de coupure, de brûlures, comme s’il marchait sur du verre. Parfois, des décharges électriques passagères, mais aussi des crises plus longues et violentes qui peuvent le conduire aux urgences. Des douleurs souvent favorisées par un temps humide ou un état de stress. Lui aussi a tenté beaucoup de choses pour se soulager. La codéine notamment, qui lui laisse un très mauvais souvenir _« J’en prenais beaucoup et je ne pouvais plus rien faire, ça me rendait complètement mou, hagard, je restais assis sur mon canapé sans pouvoir bouger, et j’étais devenu addict, c’était l’enfer ». Aujourd’hui, Thomas essaie de se traiter plus « naturellement ». Il fait beaucoup de méditation, ce qui l’aide à mettre la douleur à distance. Il prend un antidépresseur en soin de routine, aussi. Enfin, depuis peu, il prend de sa propre initiative du Cannabidiol en huile, qu’il se procure sur internet. C’est du cannabis, mais sans THC, sa composante psychoactive, et ça lui fait déjà beaucoup de bien : « J’en prends tous les jours, mais un peu plus quand je sens une crise arriver et je reconnais que l’effet est étonnant, ça me fait du bien, mais ça coûte assez cher, et je dois reconnaître que je tâtonne. On est un peu dans une zone grise d’un point de vue légal, j’ai cherché la bonne dose tout seul, en me renseignant comme je peux, et je ne suis pas sûr de la qualité des produits que j’achète, c’est quand même plus rassurant si ça se fait sous contrôle médical ».
Valeria Martinez lui a demandé à lui aussi s’il voulait rentrer dans le dispositif et profiter d’un soin qui ajouterait du THC au cannabidiol qu’il utilise déjà, ce qui devrait augmenter l’effet sur sa douleur, Thomas est partant, mais le médecin doute qu’il sera éligible, « car finalement, il ne va pas si mal. Il parvient, lui, contrairement à Marie-Laurence, à trouver une forme de confort ». Thomas ne dément pas. Il concède que sa situation reste gérable.
Une solution pour certains mais pas pour tous
Dans sa consultation, Valeria Martinez reconnait que certains de ses patients fument déjà des joints pour se soulager. Dans l’expérimentation, il n’y aura pas de cannabis à fumer. Les traitements seront sous forme d’huiles, de gélules, de vaporisateurs. À priori peu de risque de dépendance et d’effets secondaires à craindre. En revanche, Valeria Martinez n’en attend pas forcément des miracles : « Ce sera un outil de plus dans la boite à outils et c’est déjà très bien, mais je regarde les essais cliniques dont on dispose et qui ne sont pas si nombreux: pour les douleurs neuropathiques, le cannabis, ça marche pour un patient sur 12 à peu près. C’est quand même faible comparé à d’autres médicaments dont on dispose, qui ont un ratio d’efficacité plus élevé, avec un patient sur cinq ou six qui répond. Donc, ce ne sera pas la panacée, il ne faut pas rêver. _En même temps, pour le patient sur qui ça marchera, ce sera formidabl_e, donc ça vaut le coup d’essayer. Et ce serait dommage de s’en priver ».
L’expérimentation doit durer deux ans. Avant, peut-être, la généralisation du traitement.
Source : Franceinter.fr