Par Yann Lagarde
La répression contre les dealers et les usagers de drogue est-elle une politique efficace ? C’est la question au cœur des Idées Claires, notre programme hebdomadaire produit par France Culture et Franceinfo destiné à lutter contre les désordres de l’information, des fake news aux idées reçues.
Pour la première fois depuis sa nomination au ministère de l’Intérieur, Gérald Darmanin présentait ce mardi, les chiffres relatifs aux activités des forces de l’ordre. Parmi les statistiques révélées à la presse, le ministre s’est félicité des 1 189 interpellations liées aux stupéfiants en septembre, soit 25% de plus que le mois précédent.
Depuis septembre, l’amende forfaitaire de 200 euros a été généralisée pour les consommateurs de cannabis. Une politique de ciblage des consommateurs assumée par le gouvernement, mais dont l’efficacité reste à prouver. La politique coercitive en matière de stupéfiants, menée en France depuis des décennies, demande en effet des moyens policiers énormes et met davantage l’accent sur la répression que sur la prévention ou l’accès aux soins. Pourtant la France compte un nombre d’usagers de stupéfiants parmi les plus élevés d’Europe.
Nous avons posé ces questions à Marie Jauffret-Roustide, sociologue, et chercheuse à l’Inserm.
La guerre contre la drogue est-elle efficace ?
Marie Jauffret-Roustide : « La guerre à la drogue a été inventée par Nixon dans les années 1960, elle considère que la prohibition des drogues doit être une réponse pour la société. Mais elle a des effets extrêmement délétères. Elle entraîne un coût très important pour la société. Elle a des conséquences sanitaires très négatives. On l’a vu avec la crise des overdoses, par exemple aux États-Unis, ou l’explosion du cas de VIH dans des pays comme la Russie. D’ailleurs sur le cannabis, en France, on a choisi l’optique du tout-répressif et on a le niveau de consommation le plus élevé en Europe, chez les jeunes. »
L’idée avec l’amende forfaitaire c’était de désengorger les tribunaux ?
Marie Jauffret-Roustide : « L’idée de départ était effectivement de désengorger les tribunaux. Mais même le Syndicat de la magistrature, les magistrats eux-mêmes s’étaient opposés à cette mesure. Avant la mise en place de cette amende forfaitaire, quand une personne était arrêtée en possession de cannabis, elle avait la possibilité d’être amenée devant un juge qui ensuite pouvait l’orienter vers une prise en charge si cela était nécessaire. Il y avait une orientation qui pouvait se faire vers le soin. Maintenant, avec l’amende forfaitaire, les individus qui consomment du cannabis vont être arrêtés, vont avoir une inscription à leur casier judiciaire, vont avoir à payer une amende avec tout l’arbitraire qu’on peut imaginer.
Concernant les contrôles de police, on peut aussi faire l’hypothèse que ce sont toujours les mêmes qui vont être contrôlés. Ça va peut être désengorger les tribunaux, mais en tout cas, ça ne résoudra absolument pas la question des problématiques liées à l’usage de drogues en France. »
L’idée, c’était d’en finir avec une dépénalisation de fait…
Marie Jauffret-Roustide : « Tout ce qu’on sait, et on le voit avec le modèle portugais, c’est qu’on peut avoir une approche tout à fait équilibrée avec la décriminalisation de l’usage des drogues. Au Portugal, quand vous êtes arrêté et en possession de drogue, suivant la quantité que vous avez avec vous, si cette quantité est faible et qu’elle est destinée à un usage personnel, vous allez passer devant une commission qu’on appelle une commission de dissuasion de la toxicomanie. Ou si on considère que vous n’avez pas d’usage problématique, vous allez être relâchés sans suite.
Si vous avez un usage problématique pour vous-même, on va vous orienter vers le soin. Et si vous avez une quantité sur vous qui dépasse la quantité autorisée, vous aurez une sanction. Donc, en fait, la décriminalisation qui a été mise en place au Portugal depuis 2001 ne signifie pas renoncer à toute tout cadre vis-à-vis de la question des drogues. »
Les politiques plus “libérales” ont-elles un impact sur la consommation ?
Marie Jauffret-Roustide : « Le Portugal est effectivement un pays qui a mis en place un modèle qui fonctionne. On a maintenant 20 ans de recul et ce qu’on voit, c’est que les indicateurs relatifs à l’usage de drogues sont positifs. Avant de mettre en place cette politique de décriminalisation, le Portugal était confronté à une situation très problématique vis-à-vis de l’usage de drogues avec beaucoup de cas de VIH, un nombre d’injecteurs important. Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est que le nombre, par exemple, d’usagers injecteurs a été divisé par deux au Portugal.
Depuis la mise en place de la décriminalisation, l’usage du cannabis est trois fois plus faible que ce que l’on peut observer en France chez les jeunes. On a également des forces de police qui continuent à jouer leur rôle en matière de répression des trafics. »
Si on légalisait le cannabis, la consommation augmenterait ?
Marie Jauffret-Roustide : « Les études disponibles montrent plutôt le contraire. Il y a des études qui ont été publiées sur l’impact de la légalisation aux États-Unis sur la consommation de cannabis chez les jeunes. Une étude a été publiée en 2019 dans le British Medical Journal Open et met en évidence qu’il n’y a pas de tendance claire. Dans la majorité des cas, on n’observe pas ni de hausse ni de baisse. Il y a une stabilité de la consommation de cannabis chez les jeunes. On manque de recul encore aujourd’hui sur l’impact de la légalisation sur la consommation, mais les indicateurs disponibles pour le moment ne sont pas préoccupants. »
Si on légalisait le cannabis, on passerait à des drogues plus “dures”?
Marie Jauffret-Roustide : « C’est faux. Cette théorie renvoie à la théorie de l’escalade qui a été très en vogue dans les années 1980 et qui laissait supposer qu’à partir du moment où vous commenciez à consommer du cannabis, vous alliez ensuite tout naturellement vous tourner vers des drogues comme la cocaïne ou l’héroïne. Cette théorie a été totalement invalidée puisque la grande majorité des consommateurs de cannabis ne consomment pas d’héroïne ou de cocaïne. Moi, dans mes travaux de recherche, je mène des entretiens avec des usagers de cocaïne, de crack et d’héroïne. Et quand je les interroge sur leur parcours de consommation, ils évoquent aussi bien les médicaments et l’alcool que le cannabis. »
La guerre contre la drogue aux Etats-Unis est-elle vraiment un échec ?
Marie Jauffret-Roustide : « Contrairement à la France, aux États-Unis, la plupart des programmes de traitement des usagers de drogue ou des programmes de réduction des risques ne sont pas financés par l’État. On est dans un modèle tout libéral aux Etats-Unis, où la prise en charge sanitaire et sociale des usagers de drogues est très mauvaise. Par ailleurs, les Etats-Unis sont confrontés à cette crise des overdoses d’opioïdes qui ont donné lieu à plus de 500 000 morts ces 15 dernières années et qui ont donné lieu à une diminution de l’espérance de vie aux Etats-Unis. La guerre à la drogue est également une guerre raciale puisque les Américains ont mis en place un système qui pénalise beaucoup plus l’usage de crack que l’usage de cocaïne.
Parce que dans les années 1980, le crack était beaucoup plus consommé par les Afro-Américains et la cocaïne beaucoup plus consommée par les Blancs. Le fait de criminaliser l’usage de crack pour une plus plus faible quantité que l’usage de cocaïne a donné lieu également à un phénomène d’incarcération de masse des Afro-Américains. Ce système d’incarcération de masse, non seulement il est arbitraire, il est injuste, mais il crée également de l’exclusion et il coûte très cher aux Américains.
Source : Franceculture.fr