Les services locaux de police judiciaire ont reçu pour consigne de transmettre à leur hiérarchie des dossiers presque terminés, que pourrait boucler cette nouvelle unité. Une méthode peu appréciée.
Moins d’une semaine après avoir dévoilé, le 8 septembre dans les colonnes du Parisien, la création d’une « unité d’investigation nationale » antidrogue dotée « d’une centaine d’effectifs (…) avec des chiens, des enquêteurs spécialisés dans le blanchiment, des moyens technologiques », le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, est déjà la cible de critiques internes. « Manip », « truquage », « inspecteurs de police des travaux finis », les qualificatifs émis par des policiers de tous grades ne font pas défaut depuis qu’ils ont reçu pour consigne de transmettre à leur hiérarchie des dossiers « mûrs ». Comprendre : des enquêtes pratiquement bouclées, auxquelles cette nouvelle unité n’aura plus qu’à apporter une touche finale, quelques surveillances, des interpellations, des gardes à vue, pour permettre à la Place Beauvau de démontrer l’efficacité de son initiative en affichant rapidement des résultats.
Sur le papier, l’« unité d’investigation nationale » devrait prendre la forme d’« officiers de police judiciaire (OPJ) spécialisés qui pourront être envoyés sur un territoire pendant plusieurs semaines », a précisé le ministre, mardi 12 septembre, à l’occasion d’un déplacement à Nice, où sera testé ce nouveau dispositif. Problème : boucler une enquête sur un réseau de narcotrafic relève d’un patient travail de terrain mené par des effectifs locaux spécialisés, fins connaisseurs des équipes de trafiquants en place, capables d’analyser leurs retournements d’alliance, leurs contacts, leur tectonique.
Dès lors, comment garantir le succès – rapide, si possible – d’une task force antidrogue projetée du jour au lendemain dans des zones gangrenées par le trafic de stupéfiants ? « Ces OPJ sont rodés, ils connaissent la matière, seront sélectionnés et motivés », assure une source au ministère de l’intérieur. Mais deux précautions valent mieux qu’une. C’est pourquoi la direction générale de la police nationale a ordonné aux services locaux de la police judiciaire (PJ) de lui transmettre des procédures déjà bien avancées.
« Instrumentalisation inquiétante »
Lille, Nîmes, Strasbourg, Nancy, Montpellier ont reçu la consigne, parfois après une visioconférence avec Céline Berthon, directrice générale adjointe de la police nationale. Dans certaines zones, il est précisé que les préfets solliciteront directement les services concernés ou que les équipes de trafiquants visées doivent impérativement relever du narcobanditisme de cité.
Les conséquences ne se sont pas fait attendre : dans la région rennaise, une enquête de longue haleine prévue pour durer jusqu’à la mi-décembre doit désormais être terminée d’ici à la mi-octobre. A Marseille, il faudra « taper » dans les mêmes délais. Avec le concours de la task force. « Il ne s’agit en aucun cas de dessaisir la PJ de dossiers, mais, au contraire, de pouvoir lui apporter des moyens supplémentaires afin de faire avancer les dossiers », tente de déminer l’entourage de M. Darmanin.
Dans les PJ locales, on estime surtout que la Place Beauvau compte tirer un bénéfice médiatique et politique immédiat d’opérations de grande ampleur. « La question était de savoir comment faire croire que ce truc marcherait, se désole un chef de service en province. Le ministère semble avoir trouvé la réponse. »
La méthode consistant à afficher des résultats fulgurants en finalisant des procédures en voie d’achèvement n’est pourtant pas sans risque. « Qui dit dossiers ficelés dit cibles nominatives, donc des informations couvertes par le secret de l’instruction qui n’ont pas vocation à être divulguées », s’indigne Frédéric Macé, secrétaire général de l’Association française des magistrats instructeurs. Ce juge d’instruction dénonce aussi « une tendance lourde extrêmement néfaste » : le risque pour la justice de perdre la direction d’enquêtes placées sous sa conduite « pour faire du chiffre au détriment des investigations au long cours, qui n’entraînent pas de résultats immédiatement visibles mais sont indispensables pour démanteler les réseaux ».
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Inquiets, nombre d’enquêteurs de la police judiciaire se disent « ulcérés » par les récentes consignes de remontées de dossiers « ficelés ». « C’est une instrumentalisation inquiétante de la police, renchérit Yann Bauzin, président de l’Association nationale de police judiciaire, créée au mois d’août 2022. La lutte contre la criminalité organisée (…) et le contrôle des enquêtes échappent aux magistrats au bénéfice du ministère. On a oublié un principe fondamental : l’efficacité de notre action doit se mesurer à la mise hors d’état de nuire de réseaux criminels, pas à la médiatisation d’opérations de répression. » D’autres s’interrogent : alors qu’existe déjà un office antistupéfiants, quel sera le rôle exact de ce nouveau service ?