Décrivant une « narcoville », où l’incarcération n’empêche pas la poursuite des activités criminelles, ces acteurs en première ligne dans la lutte contre le trafic de drogue ont proposé, devant la commission sénatoriale sur le narcotrafic, des pistes fortes pour le juguler. Selon le président du tribunal de Marseille, « il y va de notre État de droit et de la stabilité républicaine ».
« Nous sommes en train de perdre la guerre. » Devant la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic, les magistrats marseillais ont, mardi 5 mars, dressé un état des lieux très préoccupant de l’impact des réseaux de drogue qui gangrènent la deuxième ville de France, au point d’évoquer le terme de « narcoville ». L’explosion, en 2023, du nombre d’assassinats et de tentatives d’assassinat liés aux stupéfiants, avec une cinquantaine de morts et 123 blessés, illustre, selon Olivier Leurent, président du tribunal judiciaire, combien « la guerre est asymétrique entre l’État, en situation de vulnérabilité, et des trafiquants qui disposent d’une force de frappe considérable sur le plan des moyens financiers, humains, technologiques et même législatifs ».
Si le narcotrafic n’est pas l’apanage de Marseille, la cité en est, aux yeux des magistrats, « l’épicentre, où il se manifeste dans son expression la plus violente et abîme jour après jour le tissu social ». Publiquement, ces acteurs discrets de la justice ont révélé ce qui se susurre dans les couloirs du palais de justice. Avec des modes de recrutement de tueurs de plus en plus jeunes, sur les réseaux sociaux, les risques sur la propre sécurité des magistrats se sont accrus.
Lorsque, il y a deux ans, il questionnait les juges en première ligne contre le narcotrafic, Olivier Leurent s’entendait répondre qu’aucun risque n’était ressenti. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et, ajoute le magistrat, « à Marseille, personne n’a oublié la figure emblématique de Pierre Michel », juge d’instruction assassiné en octobre 1981 par une jeune équipe de trafiquants d’héroïne. M. Leurent en appelle donc à un « “plan Marshall” de la lutte contre le narcotrafic, à l’image de l’engagement contre les violences intrafamiliales, car il y va de notre État de droit et de la stabilité républicaine ».
Plaidoyer en faveur d’un « régime carcéral très dur »
Dans cette guerre, une bataille semble d’ores et déjà perdue, celle de la prison, où entrent drogue et téléphones portables en nombre. « La détention est devenue un véritable problème, car elle ne met plus fin aux activités des têtes de réseau, déplore Isabelle Fort, cheffe de la division de lutte contre le crime organisé du parquet de Marseille. Même avec dix mandats de dépôt criminel, ils continuent à commanditer des assassinats ou gèrent leurs points de deal comme s’ils étaient à l’extérieur. » Récemment, la sonorisation d’une cellule a permis l’enregistrement de l’ordre d’aller commettre un assassinat.
Avec les « moyens financiers infinis » dont disposent les narcotrafiquants, une corruption dite « de basse intensité » est déjà observée auprès de policiers, d’agents pénitentiaires, et cela est en augmentation, relève Nicolas Bessone, procureur de la République. Le parquet général de la cour d’appel d’Aix-en-Provence (Bouches-du Rhône) va d’ailleurs conduire une « réflexion sur l’hypothèse de cabinets d’instruction qui pourraient être sujets à beaucoup d’annulations de procédures. Cela pourrait être dû à l’incompétence mais aussi à la corruption », n’écarte pas M. Bessone. Deux enquêtes sont en cours à Marseille, qui visent des fonctionnaires de grefe suspectés de renseigner des membres du crime organisé.
Parquet et siège sont unanimes à souhaiter un régime carcéral spécifique pour ne pas mêler narcotrafiquants et population pénale ordinaire. « Le régime pénitentiaire de la détention provisoire est inadapté à ce type de public », estime le chef du parquet de Marseille. A l’image des États-Unis et de l’Italie, il souhaite l’instauration d’un « régime carcéral très dur, sous forme de quartiers de sécurité où ils ne puissent avoir aucune communication avec l’extérieur, sinon on est dépassés ».
La guerre entre les gangs criminels se déplace en prison avec l’assassinat, dans sa cellule, mi-février, d’un détenu du centre pénitentiaire d’Aix-Luynes, un probable membre de la DZ mafia, l’un des deux gangs criminels qui, avec Yoda, est à l’origine des trois quarts des assassinats commis en 2023. Une semaine plus tard, dans la même prison, une figure d’un autre clan était atteinte de nombreux coups de couteau.
« Il y a la menace dans ces audiences »
Régime carcéral spécial et cours d’assises spéciales aussi, pour juger le haut du spectre du narcotrafic, revendiquent les magistrats. « Qui, aujourd’hui, ferait juger les actes terroristes par des non-professionnels, des jurés ordinaires ? Les gens ont peur, il y a la menace dans ces audiences », relève M. Bessone. Le procureur de la République propose aussi une réforme du statut de collaborateur de justice, en faisant sauter le verrou qui réserve le titre de repenti à des gens qui n’ont pas de sang sur les mains. « Il ne faut pas d’élément moralisateur, le but, c’est l’efficacité. »
Au-delà de moyens en effectifs de magistrats, de greffiers, d’assistants de justice, Isabelle Couderc, coordinatrice des sept juges d’instruction marseillais chargés du crime organisé, a décrit l’extrême violence des réseaux : vidéos de jeunes gens torturés, humiliés dans des caves et parfois exécutés, locaux d’un expert judiciaire récemment incendiés par des hommes cagoulés. La magistrate a soulevé une question taboue : la rémunération des avocats des narcotrafiquants. Évoquant ceux qui se trouvent en haut de la pyramide, installés aux Émirats arabes unis, au Maghreb, en Espagne ou aux Pays Bas, et gèrent les trafics à distance, la juge d’instruction s’étonne de leur « capacité à rémunérer plusieurs avocats, et non des moindres. Les délinquants paient très cher une défense qui ne va pas se battre sur le fond du dossier mais sur la procédure, avec en ligne de mire la détention, en multipliant les plaintes contre les juges d’instruction, les remises en cause systématiques de certains actes d’enquête, et utilisent des stratagèmes pour obtenir une remise en liberté ». Elle invite donc le législateur à « encadrer de manière plus contraignante la possibilité de recours ».
Un peu sonnée par ce tableau brossé en deux heures par les quatre magistrats, la commission d’enquête sénatoriale doit se rendre jeudi et vendredi à Marseille pour poursuivre ce que Jérôme Durain, le président de ladite commission, a résumé à une « vertigineuse promenade au bord du gouffre ».
Source lemonde.fr ( par Luc Leroux, correspondant à Marseille)
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