À Georges, planteur d’oliviers.
Georges Apap est mort. Un grand homme de justice disparaît ; un compagnon de lutte va cruellement faire défaut ; un ami nous manque déjà.
Georges et son épouse sont nés en Algérie. Comme cet autre algérien, Camus, leur existence sera toujours placée à mi-chemin entre le soleil et l’histoire, dans la fidélité au petit peuple, qu’il soit arabe, pied-noir ou de toute origine sur la terre des hommes. En témoigne l’incessant appui qu’il apporta, jusqu’aux derniers jours, à tous ses semblables. Aux sans-papiers et demandeurs d’asile en butte aux lois de moins en moins universalistes de notre État, et qui trouvent recours auprès de l’ABCR (Association biterroise contre le racisme), dont il était depuis des années un membre éminent du conseil d’administration. Aux travailleurs victimes de harcèlement et de discrimination, dans le cadre de l’ACHM (Association contre le harcèlement moral), créée à partir de la tragédie de Jean-Michel Rieux, l’ancien employé de la municipalité de Béziers, et dont l’histoire est narrée dans un ouvrage du Dr. M.-H. Delhon auquel le procureur honoraire apporta une préface également respectueuse de la loi républicaine et de la dignité humaine. Aux faucheurs volontaires. Et à bien d’autres terrains quotidiens de travail, de solidarité et de révolte, loin des lumières médiatiques.
En Algérie, sa probité fut telle que le gouvernement de la jeune nation indépendante lui demanda, à lui le pied-noir, de revenir : il exerça dans l’est algérien quelques-unes de ses premières années de magistrat. Il poursuivit en France le reste de sa carrière qu’il mena dans le respect de la stricte légalité qu’il réprésenta en tant que procureur de la République, mais alliée à la plus grande intégrité morale. Cette intégrité, son existence d’homme engagé la plaça plus haut que toutes les raisons d’État. Pour preuve, le public se souviendra peut-être avant tout de lui comme du Procureur de Valence qui osa, lors de son discours de rentrée solennelle en 1987, prendre une position claire en faveur de la dépénalisation du cannabis : une position qu’il maintiendra jusqu’à la fin de ses jours, avec la même rigueur argumentative, à l’opposé de la passion que suscitèrent pourtant les actes et les écrits de cet homme d’une discrétion remarquable. Le garde des Sceaux d’alors, Albin Chalandon, ne le lui pardonna pas, et c’est une véritable bataille qui s’engagea, dont G. Apap sortit reconnu dans son droit par ses pairs, la tête droite et haute comme elle n’avait jamais cessé d’être.
Très proche du Syndicat de la magistrature depuis sa fondation, longtemps membre du PCF qu’il quitta cependant il y a quelques années, G. Apap sut, malgré son profond engagement (toujours plus) à gauche, respecter les opinions de tous ses interlocuteurs, et ne pas confondre les différents domaines de son action. Ce fut là sa grande force morale, dont profite l’œuvre qu’il nous lègue. Car il n’a pas tant été le procureur qui se dresse contre, que l’homme qui s’est battu pour ses contemporains. À Valence, avec d’autres, il mit en place les Médiations de quartier. Une idée simple : donner aux habitants de quartiers difficiles la possibilité de régler eux-mêmes leurs différends autres que criminels, grâce à la médiation bénévole et non-juridique de citoyens indépendants ; et cela sous sa propre responsabilité de Procureur, donc sans aucun danger de débordement. Cela n’est rien de moins qu’un événement, dont on peut mesurer toute la valeur à la singularité de son geste, à sa simplicité et à ses conséquences. Un magistrat prenait la responsabilité de donner de son pouvoir à ses concitoyens, pour que ces derniers retrouvent un sens de la responsabilité et de l’auto-organisation : les véritables conditions d’une démocratie directe, où le peuple est souverain. Saisit-on le scandale d’une telle attitude : si c’est possible une fois, et dans le strict respect de la loi, d’où vient que personne n’ose le refaire ? Qui plus est, les résultats de « ce mode non judiciaire d’apaisement des conflits » furent au rendez-vous…
…Trop sans doute, au goût de certains qui craignirent d’y perdre, qui de leur pouvoir, qui de leur clientèle ? Quoi qu’il en soit, l’expérience fut déviée de son esprit d’origine, on la fit rentrer dans le giron de la hiérarchie judiciaire. Alors, de son cher dispositif si bien construit, G. Apap s’éloigna, seule attitude possible pour demeurer fidèle à son éthique. Mais envers et contre tout, nul ne pourra nier que grâce à lui et quelques concitoyens, quelque chose a existé, qui aurait pu ne pas être — et qui ne serait d’ailleurs peut-être plus possible de nos jours…
Georges Apap aura pris date en léguant une œuvre claire, un exemple pour les temps présents et prochains. Dans la poix et la dérive qui semblent saisir des pans entiers de la république, des tentations marchandes, inégalitaires et ségrégationnistes, notre époque peut trouver dans sa figure, modeste telle qu’il l’a toujours été, un repère, un point de voyance. Dans l’enfoncement de notre vie civile où se côtoient crabes, moutons et parfois pire, il témoigna qu’il est possible de n’être ni les uns, ni les autres, sans se résigner à devenir victime ni loup. Rester un homme révolté se peut, mais seulement au prix de l’effort immense de rester fidèle à la vigilance, à la bonté et au souci d’autrui. Ce souci qui prend aussi le nom d’ « amour », car dans le courage qui lui permit pareille droiture au nom de l’idée qu’il se faisait des hommes, Raymonde, la femme de sa vie, fut pour beaucoup. Et toujours il fut heureux de le savoir, et de le dire.
Georges nous apprend qu’un maître ne fait jamais d’ombre. Son humilité (il eût jugé notre hommage bien excessif — tant pis pour lui !) a d’autant plus de légitimité, qu’il sait le prix qu’il faut payer pour conserver son éthique. Mais cela ne protégera jamais ses amis, ses « copains d’abord », de dire après Brassens : Cent ans après, coquin de sort, il manquait encore.
Pierre Johan Laffitte,
au nom des amis et compagnons de l’ABCR et d’ailleurs.
Source : Blogs.mediapart.fr