INTERVIEW Selon Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS, une partie des policiers américains reconnaissent la réalité du problème, contrairement à leurs homologues français
- La mort de George Floyd, un homme Noir arrêté par un policier, a mis le feu à Minneapolis et à d’autres villes des États-Unis. Son décès a déclenché un débat sur le traitement des minorités par la police.
- En France, des associations et des institutions dénoncent également un ciblage des minorités par les forces de l’ordre.
- 20 Minutes a interrogé le sociologue Sébastian Roché, sur l’appréhension de cette question de chaque côté de l’Atlantique.
Aux États-Unis, la mort de George Floyd a déclenché un débat sur le traitement des minorités, notamment des personnes noires, par la police. Des manifestations contre les brutalités policières et le racisme ont eu lieu ces derniers jours, de Boston à Los Angeles, de Philadelphie à Seattle. Mais aussi dans de nombreux pays comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou la France, où la police est parfois pointée du doigt par des associations ou des institutions qui l’accusent de cibler davantage aux minorités.
Les situations française et américaine sont-elles vraiment comparables ? Pour le savoir, 20 Minutes a interrogé Sébastian Roché, directeur de recherche au CNRS et auteur du livre « De la police en démocratie »*.
Peut-on comparer la situation entre la France et les États-Unis sur le plan des violences policières ?
Le nombre de personnes tuées par des policiers aux États-Unis est bien plus important qu’en France. Chez nous, ces dernières années, il y a eu entre 15 et 20 cas par an pour 70 millions d’habitants tandis qu’aux États-Unis, il y en a environ un millier pour 320 millions d’habitants. Rapporté à la population, c’est environ douze fois plus, l’écart est énorme !
En revanche, il y a de nombreux points communs entre la France et les États-Unis concernant la pratique des contrôles d’identité, que les Américains appellent « Stop and Frisk ».
C’est-à-dire ?
En France comme aux États-Unis, les policiers vont particulièrement cibler les minorités en matière de contrôles d’identité, ce qui n’est pas le cas en Allemagne, par exemple. Or, un contrôle d’identité, c’est une interaction avec la police qui peut déraper : des gens peuvent se rebeller, des policiers faire usage de la force, parfois de violence physique. Souvent, les contrôles sont le point de départ d’une situation qui va se dégrader.
La discrimination policière sur une base ethnique est donc une réalité aussi bien en France qu’aux États-Unis. Mais cette discrimination ne se traduit pas par les mêmes niveaux de violence. S’il y a autant de décès des Noirs lors des contrôles aux États-Unis, c’est aussi parce que les personnes arrêtées sont souvent armées, ce qui n’est pas le cas en France.
Une enquête du Défenseur des droits soulignait, en 2017, que les jeunes hommes « perçus comme noirs ou arabes » ont « une probabilité 20 fois plus élevée que les autres d’être contrôlés » que l’ensemble de la population…
C’est la plus connue car le Défenseur des droits a un statut constitutionnel. Mais les études disponibles depuis vingt ans montrent systématiquement une disproportion ethnique lors des contrôles. On peut consulter les résultats des enquêtes réalisées par l’Agence européenne pour les droits fondamentaux ou celle d’Open Society sur les gares. J’ai aussi réalisé avec Dietrich Oberwittler des travaux qui comparent la situation en France et en Allemagne. Tous ces travaux montrent que la discrimination policière existe en France, et pas de l’autre côté du Rhin.
Comment ça s’explique-t-il ? Est-ce que la police est, selon vous, raciste ?
Je pense qu’il est très important de savoir que la discrimination est réelle, comme le montre l’ensemble des résultats disponibles depuis vingt ans, à Paris, Lyon, Grenoble, Marseille, partout. Pourtant, le gouvernement ne veut pas reconnaître que le problème existe. Par conséquent, il ne met pas en œuvre de mécanismes pour le limiter. C’est comme si on disait : « Il n’y a pas de pandémie donc on n’a pas besoin de politique de santé publique ».
La réalité du problème est niée par l’exécutif. La semaine dernière encore, dans une interview accordée à Libération, Laurent Nunez [secrétaire d’État auprès du ministère de l’Intérieur] affirmait que la police française n’était pas raciste. Pour la Place Beauvau, ce problème n’existe pas ! C’est le cœur du problème : si on ne le reconnaît pas, on ne peut pas améliorer les choses.
C’est une position constante : le ministère de l’Intérieur, sous la présidence de François Hollande, avait refusé aussi la mise en place des récépissés de contrôles d’identité. Sans ce dispositif, la police ne peut pas, en tant qu’organisation, constater ce problème. Elle ne l’observe que par les cas extrêmes, lorsqu’il y a procès. Mais elle ne connaît pas la masse des comportements policiers.
Ce que vous dites, c’est que les choses n’ont pas évolué depuis les années 1980 et la mort de Malik Oussekine…
Depuis quarante ans, rien n’a changé ! Et c’est une différence avec les États-Unis où la situation est pire, si on regarde le nombre de Noirs tués par la police par rapport aux Blancs. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’une partie des agents reconnaît le caractère moralement inacceptable des violences policières. On l’a vu lorsque de nombreux chefs de police ou des shérifs ont participé aux cortèges en soutien à George Floyd.
En France, cela n’existe pas, il n’y a pas, à ma connaissance, de responsable policier qui manifeste avec des associations de victimes. Il y a vraiment une différence de prise de conscience.
Est-ce que la technique utilisée par le policier accusé d’avoir tué Georges Floyd est aussi employée en France ?
C’est une technique qui n’est pas dans les manuels américains. Mais elle a été utilisée par un agent qui a décidé de faire comme ça. C’est un peu comme pour l’affaire Adama Traoré. Il n’est écrit nul pas que trois gendarmes peuvent écraser le dos d’une personne. C’est une pratique, mais elle n’est pas enseignée comme telle dans les écoles. Du point de vue légal, c’est une pratique irrégulière. Il revient aux juges, ensuite, de décider si l’irrégularité de cette pratique est susceptible, où non, de poursuites pénales.
Des émeutes ont éclaté dans plusieurs villes des États-Unis ces derniers jours. En matière de maintien de l’ordre, quelles sont les différences avec la France, qui a connu les manifestations des « gilets jaunes » il y a quelques mois ?
C’est une question d’amplitude. Aux États-Unis, 75 villes sont concernées depuis quatre jours, et les niveaux de destruction sont sans comparaison avec ce que l’on a connu lors des manifestations des « gilets jaunes ». Il y en a eu, certes, mais elles étaient de faible envergure comparée à ce qui se passe à Washington par exemple.
Aux États-Unis, ce sont les municipalités qui, pour l’essentiel, gèrent la police. Mais pour faire cesser ces émeutes, les États concernés se sont mobilisés, et ils envoient notamment la garde nationale, qui est une sorte de réserve dont l’action est décidée par le gouverneur. Enfin, Donald Trump a annoncé son intention de mobiliser l’armée ! En France, des responsables politiques ont déjà demandé que l’armée soit envoyée dans les banlieues. Mais Trump, lui, en a réellement le pouvoir…
*« De la police en démocratie » de Sebastian Roché, éditions Grasset, 384 pages, 24,90 euros
Source : 20minutes.fr