ENQUÊTE – L’expérimentation en France, qui sera lancée en septembre prochain par l’ANSM, prévoit l’importation de traitements à base de cannabis. Les entreprises canadiennes espèrent conquérir ce marché mais une filière nationale veut voir le jour.
Une odeur herbacée envahit les narines du visiteur. Puissante, entêtante. Quelques secondes plus tard, comme dans un mirage, surgit une serre de 2,4 hectares, cernée de barbelés. Un peu plus loin, de hauts bâtiments gris, contrôlés par des agents de sécurité zélés. Nous sommes dans le saint des saints, le centre de production de cannabis thérapeutique – donc légal – de Tilray, à Cantahede au Portugal. « Il y a quatre ans, il n’y avait ici qu’un champ vide », s’enthousiasme Dounia Farajallah, directrice de la filliale française de cette entreprise canadienne, l’un des leaders mondiaux du secteur. Désormais, plus de 200 personnes se relaient jour et nuit pour faire pousser des milliers de pieds de 43 variétés différentes de cannabis. Ils atteignent plusieurs mètres de hauteur, alimentés en lumière par des lampes surpuissantes. Les employés confectionnent huiles, gélules et fleurs séchées à inhaler, à destination de plusieurs pays européens: Allemagne, Irlande, Royaume-Uni, Croatie, Chypre… Le volume exact de production est un secret bien gardé, concurrence oblige. Les dirigeants de Tilray ont investi 20 millions d’euros dans ces installations futuristes, certifiées Bonnes pratiques de fabrication (BPF) par l’Agence européenne du médicament.
En ce moment, un dossier stratégique occupe tout particulièrement les dirigeants. L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) – en France, donc – lance en septembre prochain une expérimentation pour deux ans. Les entreprises qui fourniront des produits aux 3000 premiers patients français seront bientôt choisies. Épilepsies sévères, maladies nerveuses, soins palliatifs, sclérose en plaques ou effets secondaires des chimiothérapies… « C’est pour les malades en échec thérapeutique, qui n’ont pas d’autre solution », martèle Dounia Farajallah.
Être présent dès maintenant sur le marché hexagonal est capital pour les sociétés canadiennes. Ces multinationales souvent cotées en Bourse, comme Tilray, Canopy Growth ou Aurora, ont une longueur d’avance en termes de savoir-faire. Le cannabis médical y est autorisé depuis 2001. Ces firmes tentaculaires sont pourtant sous pression. Le secteur boursier a subi une sévère correction ces derniers mois. Tilray a perdu 60% de sa capitalisation depuis août. Canopy Growth et Aurora ont lâché respectivement 38% et 75%. Le secteur médical à l’international, estimé à 55,8 milliards d’euros à l’horizon 2025 par le cabinet Grand View Research, ne grossit pas assez vite au goût des investisseurs. Tilray a dû se résoudre il y a quelques jours à se séparer de 10% de ses collaborateurs, pour réduire ses coûts. D’autres firmes ont également des activités dans le cannabis récréatif. Et là aussi, au Canada, les résultats ont déçu depuis la légalisation en 2018. Chaque bonne nouvelle est donc aujourd’hui une aubaine pour rassurer. « Il y avait une surestimation de la demande et de la rapidité de l’évolution de la législation dans le monde. La courbe est lente. Il faut faire de la pédagogie », rassure Hélène Moore, directrice québécoise de la branche française d’Aurora, mastodonte du secteur implanté dans 25 pays.
Ces géants canadiens le jurent: ils ne se contentent pas de livrer du cannabis. Ils investissent dans les pays où ils fournissent des traitements. En Allemagne, où Aurora est dominant sur le marché avec 4 tonnes de commandes, le groupe construit des serres près de Leipzig. Tilray assure de son côté vouloir contribuer à l’économie française. « Même si la production restait basée au Portugal, nous créerons des emplois en France. Il faudrait alors des équipes de médecins-conseils, des délégués médicaux, des juristes, des livreurs… » énumère Dounia Farajallah.
Aucune industrie française
Face à eux, des challengers européens se positionnent, comme le hollandais Bedrocan ou le britannique Emmac Life Sciences. Ce dernier, qui ambitionne de devenir leader sur le Vieux continent, possède aussi un site de production au Portugal et livre huit pays. « C’est important, dans ce domaine, d’être des experts locaux », confie le directeur général Antonio Constanzo. Pour preuve, le rachat en juin dernier de l’entreprise corrézienne Green Leaf, spécialisée dans le CBD (substance non-euphorisante issue du cannabis, dont la commercialisation est autorisée mais très encadrée). Emmac joue la carte de la proximité. «On a une empreinte carbone plus réduite que nos concurrents et nous avons une vraie compréhension culturelle des pays où nous sommes actifs », poursuit François Xavier Nottin, directeur France et Benelux de la firme.
L’ANSM a récemment confirmé qu’elle aurait recours « à des producteurs étrangers » pour les deux ans d’expérimentation. Sept d’entre eux ont été auditionnés l’an passé par un comité d’experts. Toutefois, « si un producteur national est en capacité de répondre aux critères (…), il pourra être retenu », a garanti la directrice générale adjointe de l’ANSM, Christelle Ratignier-Carbonneil il y a quelques jours.
Il est cependant absolument impossible pour une industrie française de se positionner face à ces géants. Sauf à des fins de recherche, la loi ne permet pas de cultiver du cannabis à forte teneur en THC (le cannabinoïde utile en pharmacologie, mais aussi classé comme stupéfiant). La députée LREM Emmanuelle Fontaine-Domeizel, suppléante de Christophe Castaner dans les Alpes-de-Haute-Provence, s’inquiète du retard pris. « Je souhaiterais que l’on puisse créer une filière made in France, avec les agriculteurs et les extracteurs , bouillonne-t-elle. Il faut qu’ils puissent vivre de leur travail. Que le Canada vise la France pour un quelconque marché, on l’entend. Mais on veut avoir notre rôle à jouer dans cette affaire ».
Des acteurs tricolores fourbissent quand même leurs armes, notamment l’union de coopératives InVivo, leader français du chanvre industriel (utilisé principalement dans le textile). Le groupe veut lancer un grand consortium de cannabis thérapeutique sous serre. « On veut faire de la R&D dès le lancement de l’expérimentation. Nous serons ensuite en mesure de prendre le relais des produits d’importation d’ici deux ans », promet Yves Christol, le directeur général d’Invivo food and tech. « Tout pourra commencer quand l’ANSM nous donnera une autorisation », poursuit-il.
De plus petits agriculteurs attendent aussi un feu vert des pouvoirs publics, comme on le leur a promis. La Creuse, notamment, veut devenir un champion du secteur. Dans ce département, en avril dernier, Édouard Philippe est venu signer le Plan pour la revitalisation du bassin d’emploi comprenant un volet sur le développement d’une filière locale du cannabis thérapeutique. Des agriculteurs comme Jouany Chatoux, membre du syndicat professionnel du chanvre, sont prêts. « Nous avons un ancien site militaire, un bunker sous terre. On travaille à la création d’un pôle d’excellence. Tout est prêt mais cela devient urgent. Les ministères et l’ANSM se renvoient la balle. C’est un peu le flou artistique », déplore-t-il. « Il faudra, après les deux ans de test, laisser la place aux acteurs locaux! Sinon on va louper ce marché… » La hantise des Creusois reste l’exemple allemand, où une fois l’expérimentation terminée, les multinationales canadiennes Aurora et Aphria ont avalé le marché légal. Un seul acteur local, Demecan, s’est fait une place au soleil. Mais il s’agit d’une joint-venture avec l’entreprise Wayland basée… dans l’Ontario.
Source : Lefigaro.fr