Malgré sa rhétorique martiale, le ministre de l’Intérieur se heurte à l’échec de ses politiques prohibitives. Alors que certains parlementaires ont demandé l’ouverture d’un débat sur la légalisation réglementée, le ministère refuse tout dialogue.
«Les autorités ont envoyé la CRS 8 dans le quartier. Ils ont quitté leur poste dans la soirée après en avoir reçu l’ordre. Ça a flingué trente minutes après leur départ.» Cette anecdote récente, racontée avec dépit par un policier qui enquête sur les trafics de stupéfiants à Marseille, symbolise l’inanité des choix politiques faits depuis des années pour lutter contre cette criminalité. Les sorties médiatiques de Gérald Darmanin en témoignent : la boussole de l’action publique a pour point cardinal les coups de communication. Le ministre de l’Intérieur a déjà fait sien le concept de «guerre contre la drogue», forgé il y a plus de cinquante ans par l’ancien président américain Nixon, et devenu depuis le symbole de l’échec des politiques répressives. Il l’a récemment décliné en comparant son approche de la lutte contre les stups à «la bataille de Stalingrad». Aux métaphores martiales s’ajoute un immodéré goût des chiffres, fabriqués par les policiers et censés démontrer l’efficacité de leur action.
Comme la comptabilisation du nombre d’amendes forfaitaires délictuelles dressées contre les usagers de stupéfiants : plus de 106 000 en 2021, et plus de 143 000 en 2022, se réjouissait le ministère en mars. Qu’importe si la Défenseuse des droits appelle à supprimer ce dispositif car il constitue une «atteinte majeure aux droits et à l’égalité», selon une décision rendue en mai par l’autorité administrative indépendante. Il y a aussi ces satisfecit des préfectures à la moindre saisie de produit par les forces de l’ordre. Si les volumes totaux ainsi ponctionnés augmentent d’une année sur l’autre, les prix des stupéfiants, sont eux restés stables depuis 2021, d’après les constatations des forces de l’ordre. Signe que le marché se porte bien.
«Cette violence devient aveugle»
Reste aussi l’indicateur phare, créé et calculé sans aucune transparence par la place Beauvau : «le point de deal». Il y en avait environ 4 000 dans toute la France en 2020 (quand le ministère a commencé à les recenser), contre environ 3 000 fin 2022, apprenait-on en mars. Où étaient situés les 1 000 lieux de vente disparus ? Le service presse de la police nationale refuse de répondre. «C’est de la pipe, rétorque l’enquêteur cité plus haut. Quand on tape un point de deal, dans les trois heures, il rouvre au même endroit ou juste à côté.» Et d’aller plus loin : «Darmanin pipeaute. Il dit aux préfets “je veux tant de points de deal fermés”, et les préfets répondent ce qu’il a envie d’entendre.»
Un juge d’instruction qui suit notamment des dossiers de stups dans le quart sud-est de la France complète : «Il y a un mélange entre des considérations d’ordre public et le judiciaire. Concrètement, cette politique d’affichage centrée sur les points de deal se fait au détriment du travail d’enquête de fond, et donc ne règle rien.» Aux CRS dans les quartiers, le magistrat préférerait des enquêteurs plus nombreux pour analyser les flux financiers de blanchiment, et une meilleure coopération internationale pour que les têtes de réseaux, souvent domiciliées à l’étranger, soient extradées quand elles sont identifiées et mises en cause dans des procédures judiciaires. Pire, la politique de «pilonnage» des points de deal semble avoir des effets contre-productifs. «C’est précisément parce que ces trafiquants sont aux abois [à cause de l’action policière] qu’ils en sont réduits à armer des jeunes de 14, 15, 16 ans, et que cette violence, qui autrefois avait pu être plus ciblée, devient aveugle», observait il y a peu un sous-préfet des Bouches-du-Rhône. Et plus clairement encore, Gérald Darmanin annonçait au Parisien : «Ce sont notamment ces démantèlements qui provoquent des règlements de compte.»
«La peur de la sanction ne fonctionne pas»
Un consensus scientifique sur l’inefficacité de la plupart des politiques répressives existe en fait depuis des années. «La prohibition est une politique publique ancienne, à propos de laquelle de nombreuses recherches ont été menées dans le monde, rappelle Marie Jauffret-Roustide, chercheuse à l’Inserm. Il a été établi qu’elle n’atteint pas son objectif premier, c’est-à-dire limiter la consommation, la peur de la sanction ne fonctionne pas.» Un constat tout aussi vrai à l’étranger qu’en France. «Le Parlement vote en moyenne une nouvelle loi tous les trois-quatre mois depuis plus de cinquante ans pour renforcer la répression du trafic. Aujourd’hui, la police a quasiment tous les pouvoirs, on a une machine répressive qui tourne à plein régime avec 2 milliards d’euros de budget alloués quasiment qu’à cela, sans les salaires des fonctionnaires», contextualise Yann Bisiou, professeur de droit et spécialiste des politiques publiques de lutte contre les drogues.
Si la prohibition n’enraye pas l’usage, les études ont également démontré un risque sanitaire accru pour les consommateurs, avec dans le cas du cannabis, l’achat de produits coupés avec des substances dangereuses. «La prohibition complique aussi un discours rationnel sur les drogues, sur les risques réels et sur les bénéfices liés à certaines d’entre elles», ajoute Marie Jauffret-Roustide. A l’inverse, au Canada, où le cannabis a été légalisé et où la vente est régulée par l’Etat, des effets préventifs ont été étudiés : «Au Québec, la conscience du risque chez les mineurs a considérablement augmenté et leur consommation a baissé, le dialogue entre parents et enfants est plus simple, des campagnes de sensibilisation ont été financées par une partie des recettes des ventes», explique la
chercheuse de l’Inserm.
«Impasse sécuritaire»
A cette connaissance scientifique, s’est ajouté en 2021 un rapport parlementaire mené dans le cadre de la «mission d’information sur la réglementation et l’impact des différents usages du cannabis», présidée par Robin Reda (Les Républicains) et dont les rapporteurs Jean-Baptiste Moreau et Caroline Janvier appartenaient à la majorité lors de la précédente législature. Ces parlementaires de droite dressaient, eux aussi, le constat de l’échec des politiques publiques prohibitionnistes.
Dans la partie consacrée au cannabis récréatif, les parlementaires taclaient, paragraphe après paragraphe, la politique répressive menée depuis des décennies et perpétuée depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir. «La France est […] toujours prisonnière d’une ornière idéologique qui l’empêche de se dégager d’une impasse sécuritaire et sanitaire qu’elle a elle-même créée» ; «la politique répressive française coûte cher et mobilise à l’excès les forces de l’ordre sans pour autant contribuer, même de manière marginale, à la résorption de l’usage et du trafic de cannabis» ; «la mission d’information constate avec inquiétude qu’un abîme s’est créé entre le discours politique, à tonalité volontariste, et la réalité sociale des zones urbaines affectées, où dominent violence et désespoir»…
Les parlementaires proposaient d’ouvrir un débat public sur le sujet et de trouver un «modèle français de légalisation réglementée». «Quand on régule et qu’on met en place une légalisation encadrée qui n’est pas une libéralisation de l’offre, cela permet de reprendre le contrôle d’une situation qui est actuellement gérée par les criminels», analyse aujourd’hui auprès de Libé Caroline Janvier. Le travail des trois députés n’a, pour l’heure, eu aucun débouché politique. Le ministère de l’Intérieur a même refusé le dialogue, ne donnant pas suite à leur proposition de rencontre. «Il y a une forme de démagogie, constate, amère, la députée réélue en 2022 et membre du groupe Renaissance. C’est plus simple de dire qu’on règle le problème en l’interdisant, c’est une posture plus facile à adopter.»