En Seine-Saint-Denis, un policier très expérimenté est suspecté d’avoir été de mèche avec des trafiquants. Un dossier révélateur des zones d’ombre entourant la traque des « narcos » dans ce département
C’est l’histoire d’un réseau de trafiquants de drogue « puissants et dangereux », selon les mots d’un capitaine de police. Des « voyous violents », ajoute un magistrat de la Seine-Saint-Denis. Une partie d’entre eux dorment en prison depuis leur condamnation par le tribunal judiciaire de Bobigny, fin décembre 2023, à des peines allant jusqu’à neuf ans de détention pour « trafics de stupéfiants et association de malfaiteurs ». Fruit de deux ans et demi d’enquête, le dossier est solide : écoutes, filatures de « go fast », interpellations… Sans oublier 470 kilos de cannabis saisis en 2020, et une tête d’affiche en détention : Samir Amrouni, 45 ans, présenté comme un acteur majeur de la criminalité dans le département.
Mais cette affaire, si réussie soit-elle, risque aussi, par ses zones d’ombre, d’ébranler un des plus importants services d’investigation français, la police judiciaire (PJ) de la Seine-Saint-Denis, confrontée à une série d’accusations graves. Une information judiciaire, menée par la juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée, tente en effet d’évaluer l’ampleur des fuites en direction des trafiquants. L’enquête a conduit à la mise en examen, puis au placement en détention provisoire, en juin 2023, d’un policier de 49 ans, un brigadier-chef respecté et bien noté. Les soupçons sont graves : corruption passive, association de malfaiteurs, violation du secret professionnel, trafic d’influence et blanchiment, etc.
L’histoire débute en avril 2021. A l’époque, les policiers européens suivent depuis plusieurs mois des conversations sur Sky ECC, une messagerie cryptée appréciée des criminels. Des échanges entre deux individus, datant de fin janvier 2021, les intriguent particulièrement. Ceux-ci relatent les informations que leur transmet, par un intermédiaire, un fonctionnaire de la PJ de la Seine-Saint-Denis. « Le bâtard de Bobigny a appelé le tunar de chez moi et lui dit que mardi ils vont encore éclater des portes dans l’affaire de la goutte et arouf », explique O. à son interlocuteur L. Traduction : un policier de Bobigny a prévenu leur contact en commun (le « Tunar », Tunisien en argot) que la PJ prévoyait une descente, deux jours plus tard, dans le cadre d’investigations visant le réseau tenu par Samir Amrouni, alias la « Goutte » ou la « Goutte de sang ». Un deuxième échange, daté du lundi 1er février 2021, apporte des précisions sur les personnes ciblées le lendemain par l’opération : « la femme du petit », « Anouar », « Abdel, le gérant du garage » et deux autres (non identifiés) « vont se faire casser la porte ». « Les 2 j’aurai les blases demain à 5 heures quand le bâtard va avoir les noms en main », précise O.
« Opération éventée »
Début février, au deuxième étage de la PJ, le fief des « stups », c’est la stupeur lorsque les enquêteurs constatent que trois des individus ciblés ont été prévenus de l’opération. L’un a quitté son domicile la veille au soir pour dormir chez un ami. Le portable du deuxième a borné à proximité de chez lui au moment de la perquisition, mais son propriétaire est resté introuvable. Le troisième, alerté trop tard, a été cueilli dans la rue alors qu’il s’éloignait de chez lui. « A la vue des policiers, [il] indiquait aux fonctionnaires que c’est lui qu’ils venaient chercher », précise le procès-verbal dans le dossier Amrouni. « Il était clair que l’opération était éventée », a relevé un commandant auditionné comme témoin. « On savait que l’équipe sur laquelle on travaillait était susceptible d’être renseignée », a ajouté un capitaine.
Les enquêteurs craignaient une fuite d’un commissariat local. Ils n’avaient pas imaginé qu’elle pourrait provenir de leurs rangs. Or c’est bien le cas. Ils le comprennent au moment où le fameux O. envoie sur Sky ECC deux photos du « bâtard de Bobigny », qu’il appelle aussi le « fdp » (fils de pute) ou « le très très grand traître » : c’est un pilier des « stups », un fonctionnaire plusieurs fois médaillé et félicité par sa hiérarchie. Parti exercer dans le Var, il est revenu voir ses collègues, en mai 2023, pour la fête des 40 ans de la sous-direction de la police judiciaire (SDPJ). Un service réputé convivial, où la plupart des policiers sont en poste depuis longtemps – parfois quinze ou vingt ans – et confrontés à la violence, mais aussi à la richesse des trafiquants.
Leurs collègues de l’inspection générale de la police nationale (IGPN) découvrent très vite que le train de vie du brigadier-chef n’a rien à voir avec son traitement de fonctionnaire. Bénéficiaire d’un logement social à Paris, il possède, avec sa femme, trois appartements mis en location, ainsi que des parts dans une société civile immobilière propriétaire d’une maison à La Courneuve, partagée en cinq appartements. Il perçoit aussi d’importantes rentrées en liquide, en provenance notamment d’un restaurant de la même ville, dont il semble être le véritable patron. La « police des polices » constate en outre qu’il a consulté les fichiers judiciaires à maintes reprises, hors de tout cadre légal, afin de vérifier le profil de ses locataires, des membres de sa famille ou pour rendre service à des contacts.
Plus grave, l’IGPN établit que des informations sensibles ont été transmises dans le cadre de l’enquête sur le réseau Amrouni : la réalisation d’écoutes ; le projet de « sonorisation » de l’hôtel particulier parisien de la compagne d’un trafiquant ; le résultat de l’interrogatoire d’un prévenu qui aurait livré des informations ; le recrutement envisagé d’un indicateur. Ce niveau de fuites laisse pantois les policiers. Les trafiquants, eux, sont ravis : « J’espère que le bâtard va changer de service et allez plus haut. Parce que franchement il est bon ce fdp ! », affirme L. sur Sky ECC.
Seul un des deux utilisateurs de la messagerie a pu être identifié par les enquêteurs : un ami de Samir Amrouni depuis leur enfance à Saint-Denis, garagiste comme lui, déjà condamné pour association de malfaiteurs. Après avoir nié, il a reconnu avoir utilisé ce téléphone, mais affirmé que ses déclarations sur le « bâtard de Bobigny » relevaient de la « mythomanie » et qu’il avait cherché à se « rendre intéressant ». « Je ne peux pas croire que j’ai écrit ça, il y a des choses que je n’étais même pas au courant », s’est-il défendu. Depuis, il a été mis en examen pour « recel de violation du secret de l’instruction et association de malfaiteurs », puis placé en détention provisoire.
Le pseudonyme du second utilisateur, non identifié, est apparu dans un dossier de projet de règlement de comptes mis au jour grâce, là aussi, à la surveillance de Sky ECC : la veuve d’un trafiquant de drogue surnommé « Ronaldo », assassiné en 2020, devait être exécutée à son tour. L’intervention des policiers a empêché l’assassinat ; le principal exécutant, qui disposait d’armes, a été condamné à onze ans de prison. « L’identification du commanditaire alias “L.” n’a pas été possible malgré la découverte d’autres conversations qui témoignent de son implication dans le trafic de stupéfiants », indique le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Paris le 31 mars 2023 en évoquant également un trafic d’armes.
Dans ce dossier gigogne, la justice travaille sur un second volet, tout aussi délicat. Cette fois, il est question d’argent. Au cours de son enquête sur l’équipe Amrouni, la police affirme avoir découvert, en février 2021, 26 paquets de billets de banque, représentant 181 000 euros, dissimulés dans les pneus d’une moto aux Francs-Moisins, une cité de Saint-Denis. Le montant avait été noté par les officiers de PJ sur procès-verbaux au moment de la saisie. Or, dans les couloirs du tribunal de Bobigny, à l’occasion du jugement, fin décembre 2023, des proches des prévenus, puis certains prévenus eux-mêmes, avaient confié au Monde que ces montants étaient mensongers. « Il y avait 300 000 euros en vérité », indiquaient ces interlocuteurs sous le sceau de l’anonymat, expliquant que les policiers auraient empoché la différence. Une accusation difficile à porter par les prévenus devant les juges, parce qu’elle aggraverait un peu plus leur propre cas, déjà passablement chargé.
Des scellés jamais vérifiés, ni pesés
Or il se trouve que ce montant apparaît aussi dans les échanges sur Sky ECC en février 2021. « C’est 305 000 euros que les deks [policiers] ont pris à la goutte. Et ont déclaré 180 000 », explique O., dont toutes les affirmations, jusque-là, ont pu être vérifiées. Sous-entendu : les policiers auraient conservé pour eux, illégalement, un peu plus de 120 000 euros.
De fait, l’IGPN a relevé des éléments troublants sur les conditions de saisie de l’argent, effectuée par la PJ mais sans le brigadier-chef incriminé, mobilisé sur un autre site. D’abord parce que les deux individus sur Sky ECC ont été informés des montants découverts quelques minutes seulement après l’écriture des PV. Ensuite parce que les conditions de transfert, de surveillance puis de comptage de l’argent apparaissent confuses, aux yeux de l’IGPN. Ainsi, un des témoins de la perquisition réfute avoir assisté à la scène, comme l’indiquent pourtant les PV. Dans ce dossier, les avocats s’étaient par ailleurs émus de la disparition de scellés de sonorisation, provoquant de vifs incidents avec le parquet.
Au cours de leurs échanges sur Sky ECC, les deux délinquants abordent un troisième volet : les stocks de drogue confisqués lors de perquisitions. O. relate sa conversation avec le brigadier-chef, accompagné d’un de ses chefs, à un moment où les policiers envisagent de le recruter comme indicateur : « Ces fdp m’ont dit. On pète [saisit] 50 kils [kilos]. On fait le papier dans la presse à 50 kils. Et quand on va pour les brûler on brûlera autre chose. » Autrement dit : la quantité de drogue saisie serait rendue publique puis dissimulée et ensuite remise sur le marché au profit des indicateurs.
Les policiers ont formellement démenti l’accusation, indiquant que les stocks saisis sont tous brûlés. Selon plusieurs sources, les fonctionnaires de la PJ ont expliqué transporter les stupéfiants sous scellés, puis demeurer sur le site de l’incinérateur jusqu’au moment où la drogue commence à brûler. Mais l’enquête de l’IGPN tend à montrer que les scellés ne sont jamais vérifiés, ni pesés. Un scénario digne d’un film ? Dans sa série Jusqu’ici tout va bien, sur Netflix, l’humoriste et scénariste Nawell Madani a raconté comment la drogue saisie par la police dans le « 9-3 » pouvait disparaître au lieu d’être incinérée. « Toute ressemblance avec des événements réels serait fortuite », comme l’indique Netflix avec la formule juridique habituelle ? Il apparaît que le brigadier-chef mis en cause et l’utilisateur de Sky ECC étaient tous les deux en lien, avant le tournage, avec Nawell Madani. Devant les policiers, intrigués par ce niveau de coïncidence, O. a expliqué : « A cette période, j’étais en contact avec Nawel Madani pour l’écriture de sa série Netflix. Finalement, ça ne s’est pas fait. »
L’arrière-plan de ce dossier est celui des indicateurs, ces « tontons » pourvoyeurs de « tuyaux » en échange d’argent ou de mansuétude. Des « indics » à l’origine d’une très grande partie des investigations sur des réseaux démantelés. Ainsi, le brigadier-chef mis en examen était reconnu pour sa gestion des informateurs. « C’est un des plus gros traitants du SDPJ. Il est à l’origine de beaucoup de demandes de rémunération [d’indicateurs] », a témoigné un des cadres du service. Un commissaire a évoqué cinq sources au moins. D’autres policiers ont parlé d’une dizaine.
Le brigadier-chef, lui, a donné le nombre de trente-cinq à quarante sources inscrites de sa main dans le registre confidentiel des contacts. Sa ligne de défense ? Un « indic » a monté un coup pour le mettre en difficulté. « Habituellement, ce sont les sources qui fournissent des informations aux enquêteurs et pas l’inverse. Comment l’expliquez-vous ? », l’a interrogé la juge d’instruction. « On était dans une phase de drague. Vous me demandez si je veux parler d’une phase de mise en confiance ? Oui », a répondu le policier, réfutant toute corruption. En 2023, juste avant son incarcération, il figurait encore parmi les demandes de promotion au poste de major.
Le projet « Overdose »
Le Monde a enquêté plusieurs mois durant sur l’emprise du narcotrafic en France, de l’importation à la vente, de la corruption au meurtre, des bancs de la justice aux programmes de désintoxication… Douze grands formats, à paraître d’ici au 11 mai, à retrouver dans ces colonnes et sur Lemonde.fr. (cet article est l’épisode N°5)
Lire aussi : Drogues en prison : un détenu sur quatre fume quotidiennement du cannabis