TRIBUNE
Renaud Colson – Juriste
Aveugle aux évolutions internationales et sourde aux conseils des addictologues, la politique suivie en matière de drogues témoigne d’une dégradation progressive de notre État de droit, estime, dans une tribune au « Monde », Renaud Colson, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles.
Publié le 21 avril 2021
La loi pour une Sécurité globale préservant les libertés, adoptée par le Parlement le 15 avril, sera prochainement examinée par le Conseil constitutionnel. Elle a déjà été largement discutée dans la sphère publique, mais l’une de ses dispositions a fait l’objet de peu d’attention. Il s’agit de l’article 1er, paragraphe 5, alinéa 7, qui fixe le cadre d’une expérimentation permettant aux agents de police municipale et aux gardes champêtres de constater par procès-verbal le délit d’usage illicite de stupéfiants.
L’infraction, punissable d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende, doit, une fois constatée, faire l’objet d’une procédure rédigée transmise au maire et au procureur de la République. Mais l’usage illicite de stupéfiants est également susceptible de faire l’objet d’une amende forfaitaire délictuelle. Ce dispositif, récemment introduit dans le code de la santé publique, permet d’éteindre l’action publique en amont du passage devant un magistrat en échange du versement d’une somme de 200 euros (majorée à 450 euros en cas de paiement tardif) au prix d’une inscription au casier judiciaire.
La loi « sécurité globale » ne précise pas si les policiers municipaux sont compétents pour mettre en œuvre cette amende forfaitaire dans leur mission de soutien aux officiers de police judiciaire. Dans le silence des textes, on ne saurait exclure que ce développement soit à l’ordre du jour.
L’hypothèse est d’autant plus plausible que le nouveau pouvoir conféré à la police municipale a vocation à être expérimenté dans des aires urbaines où l’usage de stupéfiants est à l’origine d’un contentieux de masse qui encombre les juridictions et se solde, le plus souvent, par un simple rappel à la loi. Or, c’est précisément pour réduire les moyens consacrés par la justice au traitement de cette « délinquance » et pour renforcer la répression que le dispositif de l’amende forfaitaire délictuelle a été créé.
Traitement punitif
Il faut bien mesurer les dangers que font peser sur l’État de droit ces extensions progressives du pouvoir de sanctionner les usagers de stupéfiants. La répression des consommateurs de drogue était conçue par les auteurs de la loi de 1970, qui fixe depuis cinquante ans le cadre juridique applicable en la matière, comme une mesure subsidiaire à ne mettre en œuvre qu’avec « extrême prudence » aux seuls infracteurs ne pouvant être « guéris ». Mais au fil du temps, la sanction est devenue systématique. Elle constitue désormais la réponse par défaut à l’usage illicite de stupéfiants. Ce traitement punitif de la toxicomanie signe l’abandon de l’ambition sanitaire de la politique des drogues en France. Cette évolution est d’autant plus regrettable qu’elle malmène les principes fondamentaux de notre ordre juridique.
L’amende forfaitaire délictuelle, en confiant aux forces de l’ordre les pouvoirs de poursuite, de constatation de l’infraction, et de sanction, foule aux pieds le principe de séparation des fonctions pénales. Celui-ci prévoit, par souci de protection des libertés individuelles, que soient organiquement distinguées l’autorité qui met en œuvre l’action publique, celle qui instruit l’affaire et celle qui juge le prévenu. En confiant aux policiers municipaux la mission de constater par procès-verbal le délit d’usage illicite de stupéfiant, nous nous éloignons encore un peu plus d’une procédure correctionnelle présentant les garanties requises d’une bonne justice. Ce sont désormais des fonctionnaires territoriaux qui mettront en œuvre la répression d’un délit donnant lieu à inscription aux bulletins 1 et 2 du casier judiciaire. Est-il bien raisonnable de confier à des agents administratifs rapidement formés aux métiers de la sécurité mais n’ayant aucune connaissance en addictologie cette responsabilité lourde d’enjeux en termes de santé et de liberté publiques ?
Répression de plus en plus systématique
Quels que soient les dangers de l’usage de stupéfiants et la méfiance que peuvent nous inspirer leurs consommateurs, l’amoindrissement progressif de leurs droits et leur exposition à une répression de plus en plus systématique en dehors de tout contrôle judiciaire devraient nous interroger. Ils témoignent d’une dégradation progressive de notre État de droit en un État de police, et d’une absence de stratégie rationnelle dans la lutte contre les drogues. La politique française fait peu de cas des conclusions du Conseil de l’Union européenne qui, en 2018, invitaient les États membres à promouvoir les mesures éducatives et à favoriser des « solutions de remplacement à l’imposition de sanctions » pour les consommateurs de stupéfiants.
Aveugle aux évolutions politiques internationales, sourd aux conseils des addictologues et indifférent à la forte prévalence des usages problématiques de drogues dans notre jeunesse, l’État s’abandonne toujours plus aux sirènes de la répression pour traiter les problèmes de toxicomanie. Alors que se confirme le succès des expériences de légalisation menées à l’étranger, la persécution des usagers de stupéfiants, boucs émissaires de trafics de plus en plus violents, relève pourtant d’une logique d’exclusion qui engendre de nombreuses conséquences néfastes tant sur un plan sanitaire que sécuritaire.
Renaud Colson est maître de conférences à l’université de Nantes, membre du laboratoire Droit et changement social (UMR CNRS 6297), chercheur en résidence à l’Institut Max-Planck pour l’étude de la criminalité, de la sécurité et du droit, à Fribourg-en-Brisgau (Allemagne).
Source : Lemonde.fr