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La nouvelle stratégie du gouvernement contre les drogues ne fait que poursuivre la même politique axée sur la prohibition et la répression, menée sans succès depuis des décennies. Un large débat national est nécessaire afin de remettre au centre des réformes la santé publique et la cohésion sociale.
Tribune. Le gouvernement a présenté mi-septembre son nouveau plan national de lutte contre les stupéfiants. Cette présentation a symboliquement eu lieu à Marseille en présence de quatre ministres (Intérieur, Justice, Budget, ainsi que le secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur). Nous prenons note, comme nombre de citoyens français, de l’absence des ministres de la Solidarité et de la Santé, de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, de la Politique de la ville et de la Lutte contre la discrimination. Cela confirme, s’il le fallait, l’idéologie répressive qui préside à une nouvelle «guerre aux drogues» française, condamnée à échouer comme les précédentes.
Malgré plus de cinquante ans de répression policière et judiciaire contre les habitants des quartiers défavorisés et les moins pourvus en infrastructures sociales et économiques, les échecs se sont accumulés : le marché criminel de la drogue s’élève à 3,2 milliards d’euros par an ; 80% des règlements de comptes répertoriés sont liés à la drogue ; les prisons sont surpeuplées, avec des conditions de détention indignes ; des milliers de décès chaque année sont directement attribuables à l’usage de substances du marché de rue toujours plus dangereuses, coupées avec des additifs néfastes et dont les dosages sont toujours plus puissants.
Et que propose le nouveau plan national ? Sa pièce maîtresse est la création d’une « DEA » (Drug Enforcement Agency) à la française, alors que l’on sait que son inspiratrice américaine n’a pu réduire ni la production, ni le trafic de substances illégales, ni leur dangerosité. La violence dans les quartiers – entre les organisations criminelles et de la part des forces de l’ordre – est au plus haut et les réponses aux problèmes de santé publique, qui n’épargnent aujourd’hui aucun État et aucune grande ville du pays, ni aucune strate sociale, tardent trop pour endiguer la crise sanitaire.
Traque de la corruption
Certes, il importe de développer la lutte coordonnée contre les organisations criminelles transnationales. Ceci suppose une collaboration intergouvernementale en ce qui concerne l’échange d’informations, la traque de la corruption et du blanchiment d’argent, et la mise en place d’un contrôle efficace du cyberespace. Car ce sont bien les «barons» du crime organisé et leur enrichissement qui doivent être la cible de la répression internationale.
Or le plan ne différencie pas les divers niveaux de responsabilité dans le marché illégal de la drogue et se concentre sur les acteurs non-violents et « prolétaires » de ce marché –consommateurs, petits trafiquants et passeurs. Espérer remonter la filière du trafic en criminalisant les délinquants du bas de la pyramide criminelle, si facilement et rapidement remplaçables, est non seulement inefficace mais encore contre productif : le marché se nourrit plus des conditions socioéconomiques des couches sociales les plus dépourvues que de l’avidité des pauvres. De plus, l’idée que les autorités soient capables d’anticiper les évolutions du marché des drogues se trouve discréditée par l’arrivée chaque semaine sur le marché de nouvelles substances psychoactives – plus puissantes, plus faciles à produire et à transporter – ainsi que par l’impossibilité de collecter des données fiables sur leur consommation et leur dangerosité, dès lors que la confiance entre les populations visées et l’État est rompue.
L’introduction de l’amende forfaitaire délictuelle de 200 euros pour usage de drogues traduit cette volonté répressive envers les jeunes des zones urbaines sensibles. Dans les beaux quartiers, où la consommation de substances illégales se fait derrière des portes fermées, l’amende ne sera pas douloureuse. La réforme du code pénal conduira par contre les plus défavorisés devant le juge. L’arbitraire ne fera qu’exacerber les problèmes existants. Ce cercle vicieux doit être brisé.
Mesures sociales
La prévalence de l’usage de drogues est plus élevée en France que dans les pays européens qui ont assoupli ou abandonné les stratégies répressives. La réponse « aux dangers, aux drames humains et à l’insécurité » évoqués dans le nouveau plan national – dont nombre sont causés ou exacerbés par des politiques basées en priorité sur la répression – se trouve dans une approche centrée sur les individus. Les pays qui ont mis en place une politique axée sur la dépénalisation de l’usage et de la possession de drogues, de fait ou de droit (tels que les Pays-Bas, la Suisse, le Luxembourg, le Portugal et la République Tchèque) maîtrisent mieux que la France les problèmes liés aux drogues. Par ailleurs, la mise en œuvre de services de réduction des dommages accessibles à l’ensemble de la population à risque, notamment des salles de consommation supervisées et des analyses de substances illégales, ainsi qu’un large spectre de traitements offerts aux personnes dépendantes et l’accent mis sur des mesures sociales, ont permis une réduction de la stigmatisation et de la discrimination des consommateurs de substances psychoactives illégales, facilitant l’intégration sociale de celles et de ceux qui en font un usage problématique. La sécurité et la qualité de vie des habitants des quartiers touchés par le deal de rue s’en sont trouvées améliorées.
Le terme de « guerre aux drogues » avait été utilisé pour la première fois en 1971 par le président Nixon. La «guerre aux drogues» a précipité les villes nord-américaines, l’Amérique latine et les Caraïbes dans une spirale de violence, de meurtres, de corruption, d’affaiblissement de la puissance publique et de « narco-États », et de violations majeures des droits humains. Avec son plan national de lutte contre les stupéfiants, la France renouvelle sa propre déclaration de guerre et se condamne à répéter encore et toujours une politique qui a échoué. Nous appelons de nos vœux un large débat national qui permette d’analyser les causes de cet échec et ouvre la voie à des réformes fondamentales des politiques en matière de drogues : priorité à la santé publique, à la cohésion sociale, à la fin du tout répressif. Ce débat ne devra pas faire l’impasse sur les conséquences d’un demi-siècle de prohibition et examiner comment l’État peut prendre le contrôle de marchés aujourd’hui abandonnés aux mains d’organisations criminelles.
La Commission globale de politique en matière de drogues est une organisation indépendante constituée de 27 membres, dont 14 anciens chefs d’État ou de gouvernement et quatre lauréats du prix Nobel. Elle s’est donné pour mission de promouvoir des réformes des politiques en matière de drogues sur la base de faits scientifiquement avérés, qui s’inscrivent dans le cadre des politiques de santé publique, d’intégration sociale et de sécurité, dans le strict respect des droits humains.
Source : Libération