La prohibition profite aux gangs, insécurise les villes, remplit les prisons, brise des vies et prive l’Etat de conséquentes rentrées fiscales. La réponse pénale est surannée. Il est temps de dépénaliser le cannabis.
Une carte blanche de Jean-Marie Dermagne, avocat pénaliste et ancien bâtonnier
Exécutions en rue, corruption, règlements de comptes, ministres et juges sous protection, insécurité dans les villes : comme la « guerre à l’alcool » aux Etats-Unis de 1918 à 1933, la « guerre aux drogues », outre qu’elle est un fiasco (aucune diminution de la production, du trafic ou de la consommation) a fait exploser la criminalité ! Faut-il une « tolérance zéro » ? Ca ne marche pas ! Même les pays qui appliquent la peine de mort aux trafiquants n’ont pas réussi à endiguer le fléau… Il faut renverser la vapeur.
Les malheurs des uns font…
A la gare du Midi à Bruxelles, comme dans certains quartiers d’Anvers ou de Marseille, on dit que les trafiquants font la loi. Faut-il décupler les policiers et multiplier les années de prison comme certains le réclament ? Les Etats-Unis l’ont fait, tout comme l’Indonésie ou Les Philippines : sans succès ! Même les pays qui appliquent la peine de mort (en Asie du sud-est ou dans la péninsule arabique, par exemple) n’ont jamais réussi à endiguer le fléau. Nettoyer les quartiers « chauds », multiplier les opérations sur le terrain ne sert, au mieux, qu’à déplacer le problème.
… le bonheur des autres
Les trafiquants ont une fluidité qui désarçonne. L’éviction d’un gang fait le bonheur d’un autre. Tous les démantèlements de réseaux dont les procureurs sont si fiers, toutes les prises « records » et les arrestations spectaculaires dont les policiers s’enorgueillissent ne servent, au final, qu’à faire de la place à d’autres trafiquants qui se frottent les mains de voir des concurrents derrière des barreaux pour quelques années. Pas de face voilée : le marché de la drogue fonctionne comme le reste de l’économie capitaliste. Et avec les capitalistes. Les règles de la concurrence font que ce que l’un perd, l’autre le gagne. Comme les multinationales, les cartels sont plus puissants que la plupart des états qui les combattent. Les têtes sont inatteignables et quand des bras tombent, ils repoussent comme les queues des lézards.
Renversons la vapeur
En Amérique du Nord (où la « guerre mondiale à la drogue » a pourtant démarré, sous l’égide du sombre président Nixon), les états se rendent compte, les uns après les autres, qu’à tout le moins pour le cannabis, la réponse pénale est surannée. L’un des derniers à l’avoir dépénalisé est la Californie, l’état le plus peuplé ! Et là où la légalisation a débuté, au Colorado, les autorités se frottent les mains car la manne fiscale qu’elle produit leur permet d’injecter des sommes énormes dans l’enseignement et la santé. En Europe, après la tolérance antédiluvienne des Pays-Bas, puis la dépénalisation appliquée au Portugal depuis 2001, ce sont, récemment, le Luxembourg et l’Allemagne qui veulent renverser la vapeur.
A l’instar de la France, la Belgique demeure obstinément répressive. Résultat : un tonneau des Danaïdes pour les dépenses publiques et des prisons bondées à craquer (où plus de la moitié des détenus sont des suspects ou des auteurs de faits liés aux drogues) avec des conditions indignes de pays civilisés au point que des voisins (comme des juges allemands l’ont fait récemment) refusent d’y extrader des personnes recherchées. Partout où la fameuse « tolérance zéro » a été appliquée, elle n’a servi qu’à surpeupler les prisons d’où les petits revendeurs sortent souvent avec les galons de caïds.
Honnêtes commerçants d’un côté du Rhin, délinquants de l’autre
Dès lors qu’un mouvement est lancé, avec trois pays voisins, dont l’importante Allemagne, pourquoi s’arcbouter, dans une Europe unie, sur une loi ancienne (de 1921, en Belgique) qui, malgré une foule de modifications n’a pas réussi, en cent ans à endiguer le phénomène qu’elle voulait combattre ? Quel sens y a-t-il, dans une Europe unie, à réprimer en-deçà d’une frontière, et parfois férocement, ce qui est, au-delà, un secteur commercial banal ? Ce qui demeure un gibier de potence à l’ouest du Rhin sera bientôt, à l’Est, un honnête commerçant, voir un président de chambre de commerce. Blaise Pascal s’étonnait déjà de que ce qui était tenu pour une vérité en deçà des Pyrénées était un mensonge ou une erreur au-delà. Mais c’était au 17ème siècle, et depuis lors, les mentalités ont connu un sérieux brassage !
Tomorrowland
Qui, malgré l’échec de la prohibition, défend encore son appendice pénal ? D’un côté, les ultraconservateurs qui clament qu’une libéralisation provoquera une explosion de la consommation avec tous ses effets délétères alors qu’une telle surconsommation n’a jamais été observée là où la dépénalisation est ancienne. D’un autre, d’une manière plus discrète, les trafiquants eux-mêmes et leurs cartels qui, en cas de légalisation, perdront leurs plantureux profits… Dans le monde médical, peu de voix s’élèvent encore pour maintenir la prohibition. Beaucoup plaident pour une distribution contrôlée. C’est devenu un impératif de santé publique : à l’occasion d’un festival international de musique électronique, le célèbre Tomorrowland, qui, cette année encore, a rassemblé des dizaines de milliers de personnes, l’Institut belge de santé publique (Sciensano) a pris position : mieux vaut un contrôle sanitaire des produits que pourchasser les vendeurs et consommateurs. La clandestinité permet, voire favorise, le frelatage des produits avec, de plus en plus souvent, des morts à la clé. Aux Etats-Unis, l’interdiction de l’alcool n’a tenu que 15 ans car la consommation, devenue clandestine, n’a pas baissé mais les célèbres Whiskys étaient souvent des poisons. Dès son accession au pouvoir en 1933, le président Roosevelt s’est attelé à la supprimer. Le temps est venu de faire comme lui pour le cannabis. Une loi qui n’est plus respectée et qui créé plus de problèmes qu’elle n’en résout doit être supprimée. Au siècle des lumières, Montesquieu disait déjà que « les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires« . Même si certains se prennent au jeu, n’a-t-on rien de mieux à demander à nos policiers que de vider l’océan à la cuillère ?
Toutes ?
La légalisation doit commencer par le cannabis. Mais, s’il subsiste des substances prohibées, les organisations criminelles se tourneront vers elles. A moyen terme, pas d’autre solution qu’une légalisation complète. Via des ventes en pharmacie ou en officines spécialisées. Certes, des trafics subsisteront, comme c’est le cas actuellement pour l’alcool et le tabac (pas moins dangereux que les autres drogues), mais pour ceux-ci, personne, ni les plus réactionnaires, ni les ligues de vertu, ne songe à les faire retomber sous le couperet de la prohibition. La fiscalité qui les frappe est devenue un trésor pour les finances publiques.
Même légalisées, les drogues demeurent des drogues. Pardonnez-moi ce truisme. Les moyens financiers dégagés devront être investis dans l’information, la prévention et le traitement médico-social. La prohibition devra être maintenue pour les mineurs. Mais que cesse le plus grand fiasco de la prohibition que je vois tous les jours comme avocat : la chaîne pénale (policiers, procureurs, juges, prison) est, pour des tas de jeunes adultes, une briseuse de vie.
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