Cannabis : cessons d’épuiser la police et la justice dans cette guerre inutile !
Le 24 janvier 2023, le Conseil Économique et Social (CESE) s’est prononcé en faveur d’une « légalisation encadrée » du cannabis. Le commissaire divisionnaire honoraire Julien Sapori avait déjà abordé ce sujet sensible dans son livre Au secours… La police est malade ! (Éditions Lamarque, décembre 2022) : il nous explique pourquoi, à son avis, cette décision est inéluctable.
Le sentiment d’insécurité qui ravage la France repose en grande partie sur la persistance (et même la déferlante) des lieux de deal qui se multiplient, de plus en plus visibles. C’est une forme d’appropriation de l’espace public qui est vécue par les populations concernées comme une véritable défaite, et qui génère une économie parallèle dont l’impact social est désastreux : comment peut-on encore parler de méritocratie, d’ascenseur social, d’effort, lorsqu’un gamin parvient à gagner avec son deal plus qu’un médecin débutant ?
Une drogue incontestablement nocive
Je précise d’emblée qu’il est hors de question, pour moi, de banaliser les stupéfiants, quels qu’ils soient. S’il n’est pas nécessaire de souligner les ravages absolus, en termes de santé, de la cocaïne, de l’héroïne, du crack et autres drogues, les effets du cannabis ne doivent pas non plus être banalisés, quoiqu’en ait dit M. Daniel Cohn-Bendit : c’est une drogue, incontestablement nocive pour la santé. Le débat ne devrait donc pas porter sur les prétendus « bienfaits » (ou sur l’absence d’effets) du cannabis, mais uniquement sur l’efficacité de notre dispositif, répressif et sanitaire, et les mesures à prendre pour en améliorer l’efficacité. Essayons donc de faire le point sur la situation.
Autant de trafiquants en France que…de policiers et de gendarmes !
En France, en matière de stupéfiants, nous disposons à la fois d’une législation sévère… et d’un pourcentage de toxicomanes parmi les plus élevés d’Europe : 45 % des adultes français ont consommé du cannabis au cours de leur vie, alors que la moyenne de l’Union européenne est de 27 % ; la moitié des adolescents français reconnaît avoir fumé du cannabis. On compte actuellement 240 000 personnes vivant du trafic de stupéfiants (portant en majorité sur le cannabis), soit l’équivalent des effectifs de la police et de la gendarmerie additionnés. Le nombre de consommateurs habituels connaît une hausse constate : 1 200 000 d’adultes en 2005, 1 500 000 actuellement. Le nombre de points de deal est estimé à environ 100 000. Pour ce qui du chiffre d’affaires, le marché des stupéfiants français serait de 2,7 milliards d’euros (équivalent à 0,1 % du produit intérieur brut). Un guetteur est payé environ 800 € par mois, tandis que le chef d’un point de deal gagnerait, en moyenne, 7 500 € ; bien évidemment, souvent, bien davantage. Au cours des vingt dernières années, la quantité de cannabis vendue sur le marché français a pourtant stagné, alors que le chiffre d’affaires a augmenté de 33 % : cela s’explique par le fait que le THC (tétrahydrocannabinol : le constituant psychoactif présent dans le cannabis) a fortement progressé, passant d’un taux moyen de 3 % dans les années 1980, à 15 % de nos jours, avec des pointes à 30 %. Le THC, c’est un peu comme le taux d’alcool dans les boissons : plus le taux est élevé, plus c’est nocif pour la santé.
Le 5 mai 2021 à Avignon, un brigadier de police de 36 ans, a été tué lors du contrôle d’un point de deal
Face à cette déferlante, que font les forces de l’ordre, Police nationale, gendarmerie et douane ? Ce qu’elles doivent faire : obéir et retrousser leurs manches. Les saisines globales sont en augmentation constante, et environ 261 800 personnes sont mises en cause chaque année pour consommation de stupéfiants. Bien évidemment, le trafic de stupéfiants étant éminemment un phénomène urbain, c’est la Police nationale qui est en première ligne. Ce faisant, elle prend des risques, tant sur le terrain qu’en termes de procédure. Les attaques concertées contre les policiers qui osent déranger la stratégie de contrôle du territoire des dealers, sont quotidiennes. Parfois, elles tournent au drame : le 5 mai 2021 à Avignon, un brigadier de police de 36 ans, père de deux petites filles, a été tué lors du contrôle d’un point de deal. En 2017, le commissaire François Thierry, chef de l’OCTRIS (Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants, qui dépend de la Police judiciaire) est placé en garde à vue pour avoir organisé « un système d’importation de cannabis », non pas pour son avantage personnel, mais pour pouvoir arrêter les caïds à la tête d’un gros réseau.
Environ 70 000 condamnations par an
Et que fait la Justice ? Elle aussi fait son travail, avec les moyens et les lois qu’on lui fournit : elle prononce chaque année environ 70 000 condamnations pour infractions à la législation sur les stupéfiants (celles-ci concernent en majorité le cannabis), ce qui correspond à 12 % de l’ensemble des condamnations pénales. Conséquence de ce combat acharné : un engorgement extraordinaire des procédures, aboutissant à son tour à l’engorgement des tribunaux et, finalement, à des peines qui n’ont rien de dissuasif ; aussitôt condamnés et relâchés, trafiquants et consommateurs reprennent leurs habitudes.
Le bilan est donc totalement négatif. Et il ne fait que s’aggraver. Or, depuis des décennies, chaque ministre de l’Intérieur nouvellement nommé annonce sa détermination à poursuivre une stratégie qui a dramatiquement échoué. Comment cela pourrait-il en être autrement ? Peut-on sérieusement envisager l’incarcération prolongée de dizaines de milliers de trafiquants ? Peut-on espérer faire changer leurs habitudes à des centaines de milliers de consommateurs en les sanctionnant avec des amendes de 200 € ? Le problème mériterait un débat de fond qui n’a jamais eu lieu : deux députés LREM, Caroline Janvier et Jean-Baptiste Moreau, en s’appuyant sur un dossier particulièrement argumenté et rempli de données, l’ont proposé en 2021, avec à la clé la perspective d’une légalisation du cannabis ; leur proposition est restée sans suite. Totalement dépourvus de courage ou, tout simplement, d’imagination, les gouvernements qui se succèdent ont opté pour la politique des rustines : la Sécurité publique est dépassée par le phénomène et ne parvient plus à y faire face ? La solution est toute trouvée : on supprime les services territoriaux de la Police judiciaire et on intègre leurs effectifs à ceux des commissariats, permettant ainsi de renforcer la répression des points de deal. Cette « solution » sera bien sûr totalement inefficace, compte tenu de l’existence d’une loi de l’offre et de la demande et d’un comportement désormais ancré dans les mœurs. En revanche, elle porterait un coup fatal à la lutte contre les trafics internationaux de drogues « dures », domaine constituant l’une des missions prioritaires de feu la Police judiciaire !
Un siècle après, on se retrouve dans la même situation que les États-Unis, à l’époque de la prohibition : en fin de compte, les autorités avaient fini par comprendre que cette législation, loin de mettre fin à la consommation d’alcool, avait permis à la Mafia d’en prendre le contrôle, devenant une puissante organisation criminelle qui constituait une menace pour la société et même pour les institutions américaines. De manière pragmatique, le gouvernement en avait tiré les conséquences qui s’imposaient et avait autorisé la consommation et le commerce de l’alcool, tout en l’encadrant.
Pas de dépénalisation, mais une légalisation
Alors, que faire ? Il y a une solution pour sortir de ce cercle infernal et mortifère de l’interdiction/répression : la légalisation du cannabis (pas des drogues « dures »), qui permettrait d’en contrôler à la fois la vente et la qualité (notamment le taux de THC) et aussi d’en interdire la consommation aux mineurs. Légalisation, cela ne signifie pas dépénalisation : cette dernière laisserait le trafic entre les mains des caïds, sans rien régler ; non, il faut que l’État assure lui-même la commercialisation du cannabis, comme il le fait pour le tabac.
À défaut d’une initiative parlementaire, il y a un maire, celui de Saint-Denis (en Seine-Saint-Denis), Mathieu Hanotin qui, se trouvant constamment « dans la tranchée », connaît parfaitement le problème et évoque sans ambages la seule solution envisageable : « Le pire serait la dépénalisation, puisque cela consiste à garder les dealers ! La légalisation, c’est l’état qui reprend le contrôle. Pour casser les trafics, il n’y a aujourd’hui que cette solution, celle d’une approche économique ».
« Approche économique », cela signifie, aussi, que ce dispositif permettrait des rentrées fiscales supplémentaires au profit de l’État. En complément, cette mesure devrait être accompagnée par un renforcement significatif des peines frappant les trafiquants, ceux vendant du cannabis en dehors du cadre légal, comme ceux qui vendent des drogues dures ; l’expulsion des trafiquants de nationalité étrangère devrait être systématique. Projet fantasque, digne de hippies décrépits ? L’Uruguay a opté pour la légalisation du cannabis en 2013, le Canada en 2018 et l’Allemagne s’apprête à le faire, tandis que les Pays-Bas ont opté pour une tolérance de fait depuis 1976 ; d’autres pays de l’Union Européenne s’apprêtent à suivre. Pour ce qui concerne le Canada, le premier bilan semble encourageant : le marché noir (qui, bien évidemment, n’a pas disparu du jour au lendemain) a dû baisser ses prix, mais n’est pas parvenu, pour autant, à endiguer la baisse des ventes.
Sera-t-il possible à terme, pour la France, de faire cavalier seul ? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux prendre les devants et passer, une fois pour toutes, de l’autre côté du miroir puisque, de toute manière, un jour ou l’autre il faudra bien se résigner à le faire ?
Tribune signée Julien Sapori, Commissaire divisionnaire honoraire.