François Thierry, l’ex-patron de l’Office Central de Lutte contre les Trafics Illicites de Stupéfiants (OCRTIS) de la Police judiciaire, a attaqué en justice le journal Libération pour sa une du printemps 2016 évoquant un « trafic d’Etat » ainsi qu’un éditorial pointant des méthodes policières « de voyous ».
Pourquoi François Thierry a attaqué Libération ?
Le 23 mai 2016, le journal Libération révélait « le rôle central » de l’un des chefs de la lutte anti-drogue « dans l’importation en France de plusieurs dizaines de tonnes de cannabis, en lien avec l’un des plus gros trafiquants européens ». Dans son éditorial, Johan Hufnagel, qui comparaissait au côté du grand reporter Emmanuel Fansten, dénonçait « un système qui n’est ni plus ni moins qu’une filière de trafic de drogue de très grande envergure » et des « méthodes de voyous ».
Ces phrases constituent une « atteinte à l’honneur et à la réputation insupportables » pour François Thierry et ses avocats. Ces derniers ont dénoncé une « offre de preuves » de la part de Libé pour le moins sujette à caution et une très violente « méchanceté » éditoriale pour leur client.
Dans cette édition du 23 mai 2016, Libération revenait sur les différentes affaires qui mettent en cause les méthodes hors normes voire, selon le journal, hors la loi du chef des enquêteurs des stups de l’office central de la police judiciaire. En l’occurrence, il s’agissait de la gestion de son principal « tonton » [informateur], Sofiane Hambli.
Ce que raconte Libération, c’est qu’en avril 2012, François Thierry l’avait fait extraire de sa cellule de prison de Nancy lors d’une garde à vue « fictive » dans un hôtel à Nanterre près du siège de la DCPJ, la direction centrale de la police judiciaire. L’objectif était en réalité de laisser Sofiane Hambli gérer par téléphone la réception d’une livraison de 19 tonnes de résine de cannabis sur une plage de la Costa del sol à Estepona, en Andalousie. La réception et le déchargement des ballots de drogue auraient été effectués avec l’aide de plusieurs policiers de l’Office Central, selon un autre informateur des stups : Hubert Avoine (décédé depuis), cité par Libération, d’abord sous pseudo dans le journal, puis sous son vrai nom dans un livre co-écrit avec Emmanuel Fansten.
Libération évoquait également « l’affaire du boulevard Exelmans ». À l’automne 2015, dans le 16e arrondissement de la capitale, les douaniers avaient saisi sept tonnes de cannabis dans des camionnettes garées au pied de l’immeuble où logeait Sofiane Hambli. François Hollande était venu féliciter les douaniers pour cette saisie spectaculaire et record pour la capitale… avant que le procureur de Paris de l’époque, François Molins, ne découvre, furieux, des dessous pas très chics et surtout potentiellement très choquants au regard de la loi en vigueur. François Molins apprenait que la drogue faisait partie d’un stock censé avoir été surveillé par les policiers depuis son arrivée sur le sol en Espagne… et qu’il aurait a minima dû être avisé de cette destination parisienne.
Amour et mélange des genres
À l’audience, les deux prévenus, venus expliquer leurs choix éditoriaux, ont rappelé le détail de ces affaires successives, les déclarations concordantes de magistrats et de policiers sur procédure, corroborées par les affirmations de sources jugées crédibles. Ils ont également rappelé que l’avocate de Sofiane Hambli était devenue à l’époque la compagne de François Thierry, dans un mélange des genres aux limites du conflit d’intérêt. « Je ne changerai pas une ligne encore aujourd’hui à ce que j’ai écrit« , a martelé Emmanuel Fansten, considérant que les mises en examen de François Thierry dans ces affaires (en plus de celle de la vice-procureure du TGI de Paris Véronique Degermann pour l’affaire de la garde à vue « fictive » de 2012) sont venues depuis trois ans conforter ses enquêtes et les analyses publiées dans son journal. Devant le tribunal, le grand reporter a même encore noirci le tableau, pointant le fait que les statistiques des arrestations de l’Office Central, à cette époque, étaient en réalité « indigentes ». Son avocat Charles-Emmanuel Soussen lui emboîtant largement le pas, répétant à l’envi que bien d’autres articles de Libération, non poursuivis en justice, avaient également brossé le tableau de méthodes non pas de flics, mais de voyous.
C’est un « croisé de la lutte antidrogue, comment imaginer qu’il pouvait être un pourri ». Francis Spiner, avocat de François Thierry
Ce 3 octobre, les arguments de Libération, François Thierry les a longuement repris et commentés, pendant plus d’une heure et demi, pour la première fois publiquement. Non, il n’a jamais favorisé ou participé à un trafic de drogue : son parcours de flic montre à quel point il a toujours cherché à améliorer la lutte antidrogue en France, à faire progresser la législation, la coopération avec les polices des pays producteurs (Colombie, Maroc…) et surtout avec l’agence antidrogue américaine (la DEA).
Le commissaire dont l’habilitation d’officier de police judiciaire a été suspendue a répondu à toutes les demandes d’explications des trois juges, livrant à sa manière un cours magistral de droit sur les livraisons surveillées en Espagne et en France, qui n’étaient régies à l’époque des faits que par une « vieille circulaire » et pas par une loi comme celle qui a été adoptée au printemps 2019. Cela aurait laissé une certaine latitude… Celle qui justement a permis à la Direction Centrale de la Police Judiciaire de créer les opérations « Myrmidons » (du nom des soldats grecs durant la guerre de Troie), c’est-à-dire des enquêtes policières, en amont des procédures judiciaires, à base d’infiltrations d’informateurs dans différentes strates de la logistique de trafiquants de cannabis. Ces enquêtes auraient permis la mise en cause et l’arrestation de près de 300 suspects.
François Thierry a également donné sa version de l’arrivée de ballots de résine de cannabis en 2012 en Andalousie sous « contrôle » de la Guardia civil, la police espagnole, présente avec une trentaine d’agents sur la zone. Contrairement à ce qu’a déclaré à Libération son ancien informateur Hubert Avoine, qualifié de « mythomane », les policiers français n’ont selon lui pas participé activement au déchargement de la drogue, et sur les neuf convois de « go fast » partis vers la France, sept ont fait l’objet de saisies et d’interpellations par la suite. Et c’était 6 tonnes, pas 19 tonnes.
Sur la garde à vue dite fictive, le commissaire a expliqué qu’il avait privilégié une « extraction de prisonnier », un cadre assez rare mais légal et que c’est le parquet de Paris qui aurait demandé que cela se fasse sous le régime de la garde à vue. Quant à l’affaire du boulevard Exelmans et des sept tonnes de cannabis retrouvées dans des camionnettes par la douane au pied de l’immeuble où logeait son « tonton », François Thierry est resté plus évasif, mentionnant une initiative personnelle de son informateur, tout en rappelant que les douaniers étaient parfaitement au courant du statut d’informateur de Sofiane Hambli et des opérations « Myrmidons » mises en place par son office.
Dans chacune des affaires évoquées par le journal Libération, François Thierry a affirmé n’avoir jamais eu le moindre intérêt… Si ce n’est faire tomber les semi-grossistes en bout de chaîne ou encore des blanchisseurs de l’argent des narco trafiquants. Ce n’étaient, dit-il, « pas des méthodes de barbouzes ».
L’ancien supérieur direct de François Thierry, Philippe Véroni, parti récemment en congé de pré-retraite, était cité comme témoin. Il a reconnu pour sa part des erreurs opérationnelles, parfois, mais pour lui, ses hommes et en particulier François Thierry, ont tenté de faire tomber des réseaux importants avec une législation antidrogue totalement inadaptée au regard des 40 à 50 tonnes de cannabis qui rentrent chaque mois sur le sol français.
La défense de François Thierry s’est donc appuyée sur l’absence de toute corruption dans ces affaires, malgré de longues investigations de l’Inspection générale de la police nationale.
Le procureur a finalement pris la défense… de Libération
Dans son réquisitoire, le procureur a rappelé que l’on était devant la 17e chambre du tribunal correctionnel pour une affaire de diffamation, qu’il ne s’agissait donc en aucun de cas de se prononcer sur le fond des affaires, et qu’il n’y voyait pas une infraction commise par Libération et ses journalistes, dont la bonne foi ne pouvait – au vu des débats – être contestée. Mais le magistrat a terminé son allocution sur cette citation de Gabriel Garcia Lorca : « La mauvaise langue n’est jamais à court d’invention », histoire sans doute d’inciter à méditer sur la difficulté de savoir parfois qui dit vrai et qui ment…
Le jugement a été mis en délibéré au 5 décembre prochain.
Source : France Inter