Avec un Sénat et une Chambre des représentants acquis aux démocrates, le pays semble prêt au niveau national à suivre ses Etats ayant déjà libéralisé la consommation du cannabis.
par Philippe Coste, Intérim à New York
Depuis l’assaut du Congrès et le psychodrame de l’impeachment, les Américains sont plus que jamais divisés. Mais il est au moins un sujet qui transcende la guerre culturelle et les profonds désaccords entre républicains et démocrates, ruraux et citadins, Blancs et «people of color» : une même odeur puissante de cannabis flotte sur les plaines immenses du Dakota du Sud et les perrons de Brooklyn, sur San Francisco et les patelins du Mississippi conservateur. Signe d’une connivence inavouable, les fumettes des militants antifascistes de Portland (Oregon) n’ont rien à envier à celles des milices acquises à Trump qui, le 6 janvier, faisaient tourner un joint en occupant le bureau de Nancy Pelosi, présidente démocrate de la Chambre des représentants.
Un Américain sur trois, soit 93 millions de citoyens, vit dans un des trente-six États de l’union autorisant le cannabis pour usage médicinal ou récréatif. Et dix-huit d’entre eux, dont les États conservateurs du Mississippi, du Montana et du Dakota du Nord, ont levé la prohibition entre 2016 et 2020, essentiellement sous la présidence Trump. Ajoutons que l’Idaho, l’Arkansas et l’Oklahoma n’ont dû renoncer, l’année dernière, à des votes sur la légalisation totale du cannabis pour les plus de 21 ans qu’en raison du confinement dû à l’épidémie de Covid-19. Alors que les deux tiers des Américains, selon les sondages, approuvent la dépénalisation, que les grandes firmes pharmaceutiques et de l’industrie du tabac investissent dans un business évalué à 130 milliards de dollars (107 milliards d’euros) à l’horizon 2024, la légalisation semble d’ores et déjà acquise à l’échelle des États, en quête d’un moyen de soulager leur justice ou d’empocher de nouvelles taxes. En Californie et dans l’État de Washington, elles rapportent par exemple près d’un demi-milliard de dollars annuel.
Une véritable industrie du gardiennage d’argent liquide s’est développée
Pourtant, la révolution du cannabis se heurte toujours au mur de la juridiction fédérale, pour laquelle, à première vue, rien n’a changé. La marijuana figure toujours dans la liste des substances prohibées depuis 1967 par le Département de la justice, au même titre que la cocaïne et l’héroïne. En principe, les agents du FBI et de la Drug Enforcement Administration (DEA) pourraient se gausser des législations locales pour opérer des raids sur les points de vente légaux et entraîner la condamnation de leurs gérants à des années de prison. Ils le faisaient encore, à la tête du client, et en représailles envers les nouvelles législations d’États au début des années 2010, obligeant Barack Obama, ancien amateur avoué, à ordonner aux procureurs l’arrêt de la répression dans ces juridictions, via le « Mémorandum Cole ». Lorsque le Canada, en 2018, a légalisé la marijuana, les agents aux frontières, sous obédience fédérale, ont pourtant coffré en masse les contrevenants qui revenaient de Montréal ou Toronto.
Qui dit interdiction légale dit aussi interdiction bancaire pour les boutiques spécialisées. En conséquence une véritable industrie du gardiennage d’argent liquide opère par exemple dans des bunkers creusés dans les montagnes du Colorado, l’un des premiers États à avoir légalisé le cannabis récréatif en 2012. Un détail : cet argent-là a bien une odeur. De petits négociants racontent qu’ils doivent donc piétiner leurs liasses de dollars dans du détergent, sur une bâche ou dans une baignoire, avant d’écouler les billets.
Vers une radiation du cannabis du tableau fédéral des drogues dures
Ces absurdités expliquent l’espoir mis dans la nouvelle présidence démocrate, censée ramener un semblant de raison au niveau fédéral. Joe Biden, qui se repent d’avoir, en 1995, cautionné au Sénat les lois antidrogue ultra répressives de Bill Clinton, pourrait y trouver l’occasion d’effacer ce souvenir. « Mais le changement doit venir du Congrès et cette majorité inattendue au Sénat bouleverse la donne », explique David Downs, chef du bureau californien de Leafly.com, un site d’information influent consacré au cannabis. Trump a pu donner le change en prêchant la liberté des Etats dans ce domaine. Mais son ministre de la Justice, Jeff Sessions, farouchement antidrogue, « et les élus républicains, ont pendant quatre ans fait bloc contre toute réforme, allant jusqu’à interdire le financement fédéral de recherches sur ces plantes ».
Deux réformes ont déjà été votées l’année dernière par la majorité démocrate de la Chambre des représentants, qui pourraient enfin être votées par le Sénat. Elles promettent la radiation du cannabis du tableau fédéral des drogues dures, et par là même un statut de commerces « normaux » pour les points de vente.
Surtout, ce serait la fin des aberrations judiciaires. Malgré la banalisation et la légalisation, 40 000 personnes sont toujours en prison aux États-Unis pour des délits liés à cette drogue, condamnées en vertu de lois anciennes, parfois à des peines énormes en cas de récidive, ou victimes du zèle accru de la police, en particulier contre les Noirs, dans des États ou règne encore la prohibition. Les lois imposeraient aussi l’effacement de ces condamnations des casiers judiciaires. Même limitées à des délits mineurs, elles contribuent toujours au bannissement lors des recherches d’emplois, en particulier pour les Noirs et les minorités. Plus que la santé du cannabis business, c’est l’une des priorités de la nouvelle ère démocrate.
Source : Liberation.fr