Les stratégies se succèdent dans la préfecture des Bouches-du-Rhône pour freiner la vente de produits stupéfiants et les violences qu’elle entraîne. Sans succès.
par Emmanuel Fansten, Stéphanie Harounyan, correspondante à Marseille et Eve Szeftel
Sur le terrain, le décalage n’a jamais semblé si flagrant. D’un côté, des policiers de plus en plus visibles qui investissent quotidiennement les cités marseillaises sensibles et multiplient les opérations éclairs pour tenter de déstabiliser les trafics. De l’autre, des points de deal toujours aussi nombreux et des règlements de compte qui s’enchaînent à un rythme effréné, déjà quinze morts depuis le début de l’année.
Comme si Marseille incarnait à l’extrême les limites et les paradoxes de la lutte antistups. Malgré les plans successifs annoncés ces dernières années par les ministères, à grands coups de déplacements médiatiques et de promesses spectaculaires, aucun n’a vraiment réussi à changer la donne. Pire : la situation s’est aggravée dans les quartiers, avec une pression des réseaux de plus en plus forte sur le quotidien des habitants, des barrages systématiques à l’entrée des cités, des petites mains de plus en plus jeunes et des méthodes de plus en plus violentes. A tel point qu’un nombre croissant de policiers n’hésite plus à déplorer ouvertement que le tout répressif ne règle rien, au contraire, et se fait au détriment d’autres missions de protection des populations. « Mon sentiment est qu’on est au bout de ce qu’on peut faire, qu’on a atteint nos limites, assure Laurent Massonneau, secrétaire général de l’Union des officiers-Unsa. Maintenant, il faut se poser des questions politiques. »
L’échec apparaît d’autant plus patent que Marseille a toujours constitué un laboratoire de la répression antistups. Il y a près de dix ans, en 2012, la nomination d’un préfet de police de plein exercice, censé piloter les opérations et notamment la lutte contre le trafic de drogue, devait déjà incarner un symbole étatique fort. Dans la foulée, la ville expérimentait « l’approche globale » consistant à mêler, dans les zones de sécurité prioritaire, action policière et amélioration du cadre de vie. Au-delà des descentes de police et des opérations coup de poing, l’idée était alors d’installer durablement des équipes pour sécuriser la zone, d’enlever les épaves et d’entamer un travail social. Mais après avoir vanté des résultats encourageants, puis enterré un rapport indépendant qui montrait son efficacité toute relative, les services de police ont fini par délaisser cette approche pour passer à une option plus répressive.
Quatre à six opérations par jour
L’heure est désormais au «pilonnage», cette technique de harcèlement des points de vente poussée à son paroxysme par la nouvelle préfète des Bouches-du-Rhône, Frédérique Camilleri, ancienne directrice adjointe de cabinet du préfet parisien Didier Lallement, nommée en novembre 2020. Cette dernière a récemment expliqué à l’AFP la philosophie de ces opérations menées quotidiennement par les CRS, en appui des brigades spécialisées de terrain. « Nous menons quatre à six opérations antistups par jour, a détaillé la préfète. Deux à trois heures par opération pour sécuriser la cité, fouiller les parties communes, chercher les armes. » Une omniprésence favorisée par les renforts policiers annoncés en février par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin : 300 fonctionnaires supplémentaires sur trois ans, dont un tiers dès cette année. Des «renforts exceptionnels», insiste-t-on à l’Élysée, où on rappelle que plus de 800 opérations visant des points de deal ont déjà été menées depuis janvier, avec 1 210 gardes à vue à la clé. Mais si ce pilonnage permet d’occuper le terrain et de réaliser des saisies importantes, il reste loin de faire l’unanimité. « Dès que la police est repartie, le trafic reprend de plus belle », grince un CRS habitué à ce type de descentes.
Côté police judiciaire, les hiérarques policiers mettent surtout en avant le «pilotage renforcé» et la « méthode proactive » pour illustrer le décloisonnement des services et le recours plus fréquent au renseignement, seule façon de lutter efficacement contre les réseaux et de cibler les équipes criminelles qui s’apprêtent à passer à l’acte. La stratégie lancée en 2016 aurait permis en cinq ans d’éviter 26 règlements de compte, selon le patron de la PJ marseillaise, Eric Arella. Une victoire toute relative au regard des dizaines de morts liées au trafic de drogue dénombrées dans la ville au cours de la même période.
« Il faut un véritable changement d’échelle »
Comme beaucoup de ses collègues, la juge dénonce l’absence dramatique de moyens au tribunal judiciaire de la ville, le troisième de France après Paris et Bobigny : le manque permanent de greffiers, les assistants spécialisés dont il faut installer le bureau dans les couloirs, les salles d’audience sous-dimensionnées, notamment celle chargée de juger les gros dossiers de criminalité organisée, les délais d’audiencement interminables, mais aussi les canalisations hors d’âge qui menacent d’exploser, les toilettes bouchées, les fenêtres qui fuient. Le tribunal lui-même, déjà éclaté sur quatre sites, en verra ouvrir un cinquième en mars avec la création d’une nouvelle salle d’audience dans un énorme bâtiment Algeco installé dans une vieille caserne. «On bricole en permanence», se désole la magistrate.
Manque de personnel
Les lacunes sont tout aussi criantes à la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs), où seuls huit juges d’instruction sont chargés de traiter les affaires de criminalité organisée les plus complexes. Un chiffre ridiculement bas au regard de l’ampleur des dossiers et de l’immensité de la zone à couvrir, qui comprend Marseille et ses cités, mais aussi la Corse et des villes comme Nice, Toulon ou Perpignan, autres hauts lieux du trafic de drogue. «Le parquet s’épuise à ouvrir des informations judiciaires, mais les juges d’instruction ne peuvent pas suivre, constate, amer, un magistrat spécialisé. Toute la chaîne est embolisée.» La sûreté départementale a beau interpeller à tour de bras, et l’Office anti-stupéfiants (Ofast) disposer d’une grosse antenne locale pour travailler sur le «haut du spectre» de la délinquance organisée, notamment les affaires aux ramifications internationales, l’engorgement est constant. «On est au bout de l’entonnoir, donc ça coince, poursuit ce même magistrat. On aura beau mettre des policiers supplémentaires, ça ne marchera pas.»
La mission est tellement titanesque qu’un glissement s’opère mécaniquement dans la répartition des tâches : certaines affaires de grande complexité, qui devraient théoriquement échoir aux Jirs, sont traitées localement par des juges de la section générale, moins spécialisés. Et il arrive régulièrement que des dossiers qui auraient nécessité a minima l’ouverture d’une enquête soient jugés… en comparution immédiate. Avec pour conséquence de renvoyer des petites mains en correctionnelle plutôt que de viser les têtes de réseaux.
Au tribunal de la ville, on attend désormais beaucoup de l’audit commandé à l’Inspection générale de la justice, qui doit rendre ses conclusions dans les prochaines semaines. Avec l’espoir qu’il suscite une prise de conscience comparable à celle qui a eu lieu en Seine-Saint-Denis à la suite du coup de gueule salutaire de l’ancienne procureure de Bobigny, Fabienne Klein-Donati, en 2018. Après un audit révélant l’ampleur du désastre, la juridiction séquano-dionysienne avait alors vu en deux ans ses effectifs croître sensiblement, de 15% pour les greffiers et de 25% pour les magistrats du siège. Une augmentation qui relèverait presque du rattrapage à Marseille.
Source : Libération.fr