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Le Collectif pour la légalisation du cannabis a lancé une campagne en faveur de la dépénalisation, alors que plus d’un détenu sur quatre est emprisonné pour une infraction relative aux drogues.
Karim Chaiir n’a pas le temps de terminer son argumentaire que la pétition en faveur de la légalisation du cannabis compte trois signatures de plus. « Fumer de la beuh, c’est moins dangereux que boire de l’alcool. Soit on interdit les deux, soit on les autorise. Le choix est facile », glisse Ali – qui préfère garder sa vraie identité pour la pétition. Barbe soignée, ordinateur portable de marque, l’homme de 29 ans représente assez bien la faune qui peuple, mardi, le café du théâtre de l’Etoile du Nord, dans le centre-ville de Tunis.
Si la clientèle est acquise d’avance au Collectif pour la légalisation du cannabis (Colec), les raisons invoquées pour parapher diffèrent. Ali prône la fumette récréative quand, à la table voisine, la justification d’Hathem (également un nom d’emprunt), 23 ans, lunettes design au nez et cigarette électronique aux lèvres, est plus sinistre : « Un ami a pris un an de prison parce qu’il fumait. Il venait d’une bonne famille. Depuis sa sortie, il traîne dans les quartiers chauds avec des mecs pas clean. Il est devenu dealer et pas que de cannabis… » Illustration, parmi tant d’autres, du désastre de la loi 52.
« Paradis pour la contrebande »
Voté sous Ben Ali, le texte condamne à un an de prison ferme la consommation et la détention de drogue. Le flagrant délit n’est même pas nécessaire : les policiers peuvent recourir au test urinaire. Le THC, la molécule active du cannabis, restant plusieurs jours dans l’organisme et les fumeurs occasionnels étant estimés à 3 millions – 400 000 pour les consommateurs quotidiens – par l’association tunisienne d’addictologie, le résultat est explosif : les infractions relatives aux drogues représentaient 28% de la population carcérale du pays en 2016, selon un rapport de Human Rights Watch. La loi a été amendée en avril 2017, donnant aux juges le pouvoir de prononcer ou non une peine de prison. Une avancée insuffisante pour le Colec. « La légalisation est la seule solution. Non pas parce que nous poussons à la consommation, au contraire, mais parce que le haschich est partout en Tunisie. Je suis professeur. Je vois des enfants de 10 ans fumer des cigarettes de cannabis achetées 2 dinars [60 centimes euro, ndlr], pourtant le ministère m’interdit de faire de la prévention ! » déplore Karim Chaiir.
Le collectif assure avoir recueilli 45 000 signatures depuis le lancement de la campagne le 4 mai. Il a aussi rédigé une proposition de loi. « La criminalisation pousse les jeunes à consommer davantage en signe de protestation. Or l’augmentation de la demande a fait de la Tunisie un paradis pour la contrebande. Nous recevons du Maroc et d’ailleurs des substances non contrôlées extrêmement nocives », s’alarme Fares Chergui, un médecin membre du Colec, actuellement en résidence dans une clinique d’addictologie en Allemagne.
Un produit de qualité, voilà l’argument qui convainc le voisin de Hathem : « Le risque, si tu ne connais pas bien le vendeur, c’est de te retrouver avec plus de pneu ou de médicaments que de résine de cannabis dans ton joint. Même si c’est plus cher, ça m’intéresse d’avoir un lieu officiel, quitte à me plaindre si la qualité est mauvaise. » Un S.A.V. sponsorisé par l’État, l’idée fait sourire la tablée. Pas le professeur de mathématiques : « Après les conservateurs, qui refusent toute discussion, les plus difficiles à convaincre sont ceux qui refusent l’idée d’un financement de l’État via des taxes sur des filières légales, même si c’est afin d’alimenter une « caisse pour la jeunesse » comme nous l’exigeons. Ils pensent que l’argent sera détourné. »
« Argument économique intéressant »
Pour persuader les récalcitrants, le Colec utilise un slogan à l’effet planant : « Faire de Tunis une Amsterdam ensoleillée. » Récupérer les devises des touristes-fumeurs pourrait séduire les décideurs économiques et politiques.
Le collectif estime à 1,5 milliard de dinars (447 millions d’euros) le montant annuel du trafic de drogue. Khaoula Ben Aïcha, députée des Tunisiens résidant en France, favorable à un amendement de la loi 52, en convient : « Leur argument économique est très intéressant. Les réticences religieuses et sociales sont encore fortes, mais le débat est ouvert. »
L’organisation compte sur cette parlementaire, ainsi que quatre ou cinq alliés recensés au sein de l’Assemblée, pour faire de la légalisation du cannabis un thème de campagne des élections législatives prévues à l’automne. Le Colec envisage même de présenter des listes. Ses membres espèrent le cannabis thérapeutique sera autorisé au cours de la prochaine mandature. « Si la France vote la légalisation, ça pourrait accélérer les choses ici , analyse Karim Chaiir. L’appel est lancé : « Messieurs les Français, tirez les premiers. »
Source : https://www.liberation.fr/planete/2019/06/13/en-tunisie-haschich-ou-pas-chiche_1733217