Le billet de Jonathan Bouchet-Petersen
Le premier bénéficie d’une mansuétude excessive, notamment par Emmanuel Macron lui-même. Alors que le second n’est la cible que d’une réponse exclusivement sécuritaire et idéologique par Gérald Darmanin, qui passe à côté de bien des enjeux.
Deux images : celle d’Emmanuel Macron buvant une Corona cul-sec au milieu des joueurs de Toulouse dans le vestiaire des champions de France de rugby ; et celle de Gérald Darmanin, martial en diable chaque fois qu’il revendique la pertinence de sa «bataille contre la drogue». D’un côté, sous couvert d’une virile convivialité, une forme de complaisance à l’égard de la consommation d’alcool, que bien d’autres épisodes sont venus confirmer depuis 2017. Mais aussi une envie de «faire peuple» ou de «ne pas emmerder les Français», au détriment de la santé publique. De l’autre un ministre de l’Intérieur qui, comme la plupart de ses prédécesseurs, aborde la question de la consommation de cannabis par le seul aspect de la lutte contre le narcobanditisme. Et qui n’hésite plus à rendre les consommateurs responsables non seulement des règlements de compte meurtriers qui laissent sur le carreau des petites mains du trafic, mais aussi des victimes dont le seul tort a été d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Là encore, l’enjeu de santé publique passe largement au second plan.
L’hyperinflation a bon dos
On le sait, les Français de tous âges lèvent volontiers le coude. On sait aussi qu’ils sont trop nombreux à le faire plus que de raison. Sans même parler du coût financier pour la société, cela a des conséquences souvent dramatiques sur la route comme sur le plan médical. Santé publique France estime la mortalité liée à l’alcool à 41 000 personnes par an. Cela mérite des campagnes de prévention choc, même si celles-ci ne sont pas du goût, forcément, d’une filière viticole et vinicole dont les lobbyistes ont gagné toutes leurs batailles depuis 2017. Deux exemples récents l’ont montré. Alors que l’arme du prix a été fortement utilisée ces dernières années pour tenter, avec un certain succès, de limiter la consommation de tabac, notamment par les plus jeunes, la Première ministre, Elisabeth Borne, pourtant à la recherche de milliards d’euros, a écarté cet été toute hausse de la fiscalité sur l’alcool. Le contexte d’hyperinflation a bon dos. Quelques semaines plus tard, on apprenait par la cellule investigation de Radio France que l’ancien ministre de la Santé François Braun et son cabinet ont enterré deux campagnes de sensibilisation quelques mois après un courrier incendiaire du lobby de l’alcool – une décision sur laquelle son successeur Aurélien Rousseau n’est pas revenu. L’un des deux spots devait être diffusé pendant la Coupe du monde de rugby, le genre d’événement où la bière coule à flots.
Dans un pays où la tradition vinicole et viticole fait partie du patrimoine, il n’est pas populaire d’encadrer la consommation d’alcool. C’est se faire brocarder en hygiéniste déconnecté d’un terroir à protéger. Sur le plan économique aussi, les chiens de garde de la filière savent faire valoir leurs arguments au sommet de l’Etat où ils bénéficient d’une écoute plus que bienveillante, comme le dénoncent régulièrement les associations et les addictologues. Au début du premier quinquennat Macron, Agnès Buzyn, a eu l’occasion de s’en rendre compte quand elle était ministre de la Santé, elle qui, médecin de formation, ne servait pas de vin lors de ses déjeuners et qui a tenté de faire en sorte que la puissance publique tienne sur le sujet un discours plus responsable. Quand il s’est agi de dire que l’alcool, comme le tabac, est mauvais pour la santé, le message est par exemple passé aux oubliettes. Le journal le Monde a largement éclairé le rôle joué par une certaine Audrey Bourolleau, qui fut conseillère à l’Elysée de 2017 à 2019 et au cœur des campagnes du candidat Macron en 2017 comme en 2022, le tout après avoir été cinq ans durant la déléguée générale de Vin & Société, l’organisation de lobbying de la filière viticole.
Complaire à une population
L’alcool n’est pas moins dangereux que le cannabis, bien au contraire. Mais alors que le premier bénéficie d’une mansuétude excessive, le second n’est la cible que d’une réponse exclusivement sécuritaire qui passe à côté de bien des enjeux. Sans affirmer qu’une légalisation serait une solution miracle, force est de constater que la prohibition est dans l’impasse. Stigmatiser le cannabis et épargner l’alcool, on voit l’intérêt politique pour complaire à une population française vieillissante où les plus âgés sont ceux qui votent le plus.
Mais diaboliser ainsi le cannabis alors que la France est le pays d’Europe où la consommation est la plus importante, cela nous prive collectivement d’un contrôle des produits en circulation et d’une réelle politique de prévention face au risque d’une consommation excessive, en particulier chez les ados. Légaliser ne mettra pas fin à toute forme de trafic, mais le statu quo et le ciblage moralisant des consommateurs ne devraient pas être considérés comme les ingrédients d’un cocktail raisonnable. Quand Gérald Darmanin affirme qu’il n’agit pas par idéologie mais avec la volonté d’être pragmatique, on a vraiment du mal à le croire.
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