Pendant plus de cinq ans, sous couvert de renseignement criminel, l’Office central des stups a permis à un trafiquant d’importer des dizaines de tonnes de drogue, dont seule une infime partie était interceptée.
C’est le scandale qui a entraîné la refonte du système. Le 17 octobre 2015, les agents des douanes découvrent 7,1 tonnes de cannabis dans des camionnettes garées boulevard Exelmans, dans le XVIe arrondissement de Paris. La drogue vient d’être stockée là par Sophiane Hambli, un des plus gros trafiquants français, qui n’est autre que le principal indic du patron de l’Office central des stups (Ocrtis), François Thierry. La révélation brutale de leur pacte faustien provoque un scandale majeur, qui va brouiller durablement les relations entre policiers et magistrats. Quatre ans et quinze mises en examen plus tard, dont celle de François Thierry pour «complicité de trafic international de stupéfiants», le dossier est toujours en cours d’instruction à Bordeaux, où il a été dépaysé.
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Selon nos informations, Sophiane Hambli vient d’être libéré sous contrôle judiciaire, contre le versement d’une caution de 150 000 euros. Ces dernières années, de nombreuses requêtes en nullité ont également été déposées par la défense pour tenter de torpiller la procédure, principalement au motif que la saisie parisienne serait le fruit d’une enquête illégale des douanes, sur fond de guerre des services. Pour Francis Szpiner, avocat de François Thierry, ce « détournement de procédure » aurait même dû entraîner l’annulation de l’intégralité du dossier. Mais le dernier arrêt, rendu en juillet, de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Bordeaux, que Libération a pu consulter, est venu balayer ces arguments.
« Passage sans encombre »
Tout en déplorant la «méfiance réciproque» et la « concurrence malvenue » entre policiers et douaniers, les juges ont estimé que les seconds n’avaient pas «outrepassé leurs compétences». Seules quelques pièces du dossier ont été annulées en raison de leur irrégularité, mais sans conséquences sur la procédure judiciaire. L’arrêt de la chambre de l’instruction constitue en revanche un nouveau revers cinglant pour l’Office des stups et son ancien patron, soupçonné d’avoir largement contribué à l’enrichissement de son indic. Pour les magistrats, Sophiane Hambli n’apparaît pas comme un simple « informateur », mais comme « le véritable organisateur d’opérations de trafic portant sur des quantités considérables de cannabis ». A ce titre, précise l’arrêt, « il existe un faisceau d’éléments graves et concordants tendant à démontrer que l’intéressé, fort de la confiance inconsidérée qui lui était faite par l’Office, en particulier par M. Thierry, a instrumentalisé totalement ce service de police pour s’assurer un passage sans encombre de la marchandise ».
Soulignant le « degré de confiance inexplicable » et la «marge de manœuvre quasi illimitée» dont a bénéficié le trafiquant, la chambre de l’instruction de Bordeaux en conclut que ce dernier a profité des « failles considérables du système mis en place par l’OCRTIS » pour « mener à bien des activités de trafic à grande échelle ». Un constat d’autant plus inquiétant que Sophiane Hambli n’est pas seulement au cœur de la saisie record d’octobre 2015, il est surtout le pivot du dispositif « Myrmidon », mis en place par l’Office des stups et la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) à partir de fin 2010, et qui a servi à la PJ pour réaliser ses plus belles saisies.
Pendant plus de cinq ans, sous couvert de renseignement criminel, l’Office a ainsi permis à Hambli d’importer des dizaines de tonnes, dont seule une infime partie était interceptée. Un système de livraisons surveillées inédit, qui reposait sur l’absence de procédure judiciaire préalable, les enquêtes étant ouvertes sur les lieux de destination de la drogue. Mais la révélation de ces opérations et de leurs dérives a fini par entraîner une modification législative en mars 2019 : toutes les livraisons surveillées doivent, depuis, s’adosser à une procédure préalable, et faire l’objet d’un signalement au parquet de Paris.
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Que savaient les autorités judiciaires de l’époque, et notamment le parquet de Paris, des fameuses opérations « Myrmidon » ? Ce volet de l’affaire fait l’objet d’une enquête disjointe, instruite actuellement à Lyon, ouverte à l’origine par le parquet de Paris après les accusations d’Hubert Avoine. Mort en octobre 2018, cet ancien informateur de François Thierry a raconté avoir été mandaté en avril 2012 pour garder une villa dans le sud de l’Espagne, où des policiers auraient déchargé plusieurs tonnes de cannabis destinées au marché français. L’enquête judiciaire a démontré que cette livraison était en réalité pilotée par Sophiane Hambli, en lien direct avec ses officiers traitants… Détenu à l’époque à la prison de Nancy, le trafiquant avait été extrait de sa cellule dans le cadre d’une fausse garde à vue. Installé pendant quatre jours dans une chambre d’hôtel en face du siège de la DCPJ, à Nanterre, il avait alors pu piloter à distance les différentes étapes de l’opération sans être inquiété.
« Dévoiement complet »
Désormais, l’affaire de cette fausse garde à vue empoisonne autant les policiers que la magistrature parisienne, suspectée d’avoir avalisé la manœuvre. Véronique Degermann, toujours procureure adjointe à Paris, a été mise en examen pour « complicité de faux en écriture publique ». « On n’a jamais pu imaginer qu’il y avait de telles quantités qui circulaient », s’est-elle défendue, affirmant avoir été « abusée » par ce « dévoiement complet du rôle de l’informateur . Assurant au contraire avoir toujours informé les magistrats de la responsabilité de Sophiane Hambli, François Thierry a été mis en examen de son côté pour « faux en écriture publique par personne dépositaire de l’autorité publique », « complicité de trafic de stupéfiants » et « participation à une association de malfaiteurs ». Contacté, son avocat, Francis Szpiner, n’a pas répondu à nos sollicitations.
Source : Libération