Depuis un mois, une mission parlementaire se penche sur la mise en place de l’amende forfaitaire annoncée par Emmanuel Macron en campagne. Loin d’être un pas vers une légalisation contrôlée, la création d’une amende délivrée directement par les policiers risque de systématiser la répression et d’éloigner toute approche sanitaire et sociale.
Un policier est-il à même de distinguer un fumeur de joints occasionnel d’un autre dépendant qui a besoin d’une prise en charge sanitaire ? La création d’une amende pour les usagers de cannabis, promise par Emmanuel Macron durant la campagne, va placer les policiers et gendarmes en première ligne dans la politique française des stupéfiants.
C’est un non-sens pour les professionnels de la justice et de la santé, ainsi que les associations d’usagers, auditionnés depuis début septembre par la mission d’information parlementaire sur la mise en place d’une amende forfaitaire au délit d’usage de stupéfiants (officiellement, la mission porte sur l’ensemble des stupéfiants, mais les débats se focalisent sur le cannabis). « Si l’on se place dans une logique de prévention des dommages sanitaires et sociaux, quel est l’intérêt de placer en première ligne des policiers et magistrats, qui ne sont pas des médecins, et pas des addictologues ? », demande Katia Dubreuil, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, pro-légalisation.
Si cette annonce avait pu réjouir les partisans de la légalisation, c’est en fait l’option la plus sécuritaire qui tient la corde. Il n’est plus question de contravention, mais plutôt d’une amende délictuelle, comme la loi le prévoit déjà pour les conduites sans permis ou sans assurance depuis le 18 novembre 2016. La consommation de cannabis resterait un délit, inscrit au casier judiciaire et potentiellement puni de prison, seule la sanction changerait. Et uniquement pour les « primo-délinquants ».
Les policiers et gendarmes pourraient infliger une amende au fumeur contrôlé sur la voie publique sans passer par un magistrat. En cas de réitération et pour les mineurs – qui représentent la moitié des interpellations selon le ministère de l’intérieur –, le circuit judiciaire classique serait en revanche maintenu. Depuis la loi du 31 décembre 1970, l’usage de drogues, qu’il s’agisse d’héroïne, de cocaïne ou de cannabis, est passible d’une peine de prison allant jusqu’à un an et d’une amende de 3 750 euros.
Les deux rapporteurs, les députés Éric Poulliat (LREM) et Robin Reda (LR), vont effectuer deux déplacements auprès des forces de l’ordre en région lilloise et parisienne la semaine du 9 octobre. Puis ils prévoient de rendre leur rapport à la commission des lois de l’Assemblée nationale d’ici à mi-novembre. Leurs conclusions pourraient ensuite être reprises dans la future réforme de simplification pénale annoncée par la ministre de la justice Nicole Belloubet pour 2018 ou dans une proposition de loi portée par le rapporteur LREM.
« Nous sommes a priori plutôt sur le maintien du caractère délictuel de l’usage de stupéfiants, explique Robin Reda. Le législateur devra ensuite décider du maintien ou non de la peine d’emprisonnement. » Cette peine est rarement prononcée : environ une centaine de personnes, généralement des récidivistes, sont actuellement emprisonnées pour la seule infraction d’usage de cannabis. « Mais cette peine de prison permet la garde à vue qui, selon nos interlocuteurs policiers, leur garantit de pouvoir interroger des consommateurs pour remonter des filières », argue Robin Reda.
L’intérêt de l’amende forfaitaire pour les responsables policiers auditionnés est évident : elle permettra d’économiser des procédures chronophages. Quelque 170 000 personnes ont été interpellées en 2014 par les forces de l’ordre pour un usage simple de stupéfiants (de cannabis dans plus de 90 % des cas). C’est plus de trois fois plus qu’en 1995. Selon la MILDECA (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives), ce contentieux de masse représente 1,2 million d’heures de travail policier par an.
Il s’agit donc de mieux gérer les flux pour désengorger les commissariats et tribunaux, pas de revoir la politique pénale française en matière de stupéfiants, qui est l’une des plus répressives de l’Union européenne. « Nous sommes en train de créer une procédure plus simple qui réduira le temps de travail des fonctionnaires, mais cela ne réglera en aucun cas le problème de l’augmentation de la consommation de stupéfiants, qui est tragique en France, reconnaît Robin Reda. Il s’agit plus d’une politique de sécurité publique, que d’une politique de prévention et de santé publique. » Le jeune député LR et maire de Juvisy-sur-Orge (Essonne) se demande même si l’arrière-pensée du gouvernement ne serait pas de « justifier la non-augmentation voire la diminution d’effectifs dans la fonction publique ».
Alors que l’Uruguay ainsi que plusieurs États étasuniens ont légalisé le cannabis et que le Canada s’apprête à faire de même d’ici à mi-2018, la France passe encore une fois à côté de l’occasion de revoir ses politiques publiques en matière d’addiction. « Là, en début de quinquennat, sans élections proches, ce serait le bon moment », remarque Robin Reda, pourtant farouchement antilégalisation et antidépénalisation. « On reste dans la réponse sanction et on n’ouvre pas la possibilité d’une autre réponse, dit Cécile Riou-Batista, conseillère à la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Si c’est un usage récréatif, pourquoi le sanctionner ? Si c’est un usage problématique, il vaut mieux apporter une réponse médicale. »
Éric Poulliat, député LREM de Gironde, revendique une approche « pragmatique », dans l’esprit « En Marche! ». « Nous avons un contentieux de masse, une politique pénale qui n’est pas dissuasive, avec principalement des alternatives aux poursuites, et une inéquité territoriale, constate le député. Plutôt que de rouvrir un grand débat national sur les pro- et anti- dépénalisation et légalisation qui va durer trois ans sans aboutir, nous créons une réponse systématique, immédiate et égalitaire. »
Il y a 1,4 million d’usagers réguliers de cannabis en France et 700 000 consommateurs quotidiens, d’après l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Et la France détient le record européen de consommation de cannabis parmi ses jeunes. Selon l’enquête européenne Espad, 17 % des lycéens français avaient fumé du cannabis au moins une fois dans le mois en 2015, contre une moyenne européenne de 7 %. Les études montrent qu’il n’existe pas de lien entre le « durcissement des politiques pénales ou à l’inverse leur assouplissement et les niveaux de consommation effectifs », a déclaré Ivana Obradovic, directrice adjointe de l’OFDT.Les acteurs de la justice, de la prévention et les associations d’usagers auditionnés sont très sceptiques face à cette amende forfaitaire, d’autant que la suppression de la peine d’emprisonnement ne semble plus à l’ordre du jour. Ils redoutent que cette réponse policière standardisée ne limite la possibilité d’orientation vers des soins, qui est aujourd’hui entre les mains des magistrats. Ces derniers peuvent décider d’injonctions thérapeutiques, de stages de sensibilisation, etc. « L’usage de substances illicites peut recouper des expérimentations qui ne se renouvelleront jamais, et des personnes qui sont dans la dépendance importante, remarque Benoît Vallet, directeur général de la santé. La réponse sanitaire adaptée pour l’un ou pour l’autre n’est pas du tout la même. » Or « les forces de l’ordre ne sont pas toujours en mesure de distinguer les usagers problématiques [estimés à environ 20 % des fumeurs de cannabis – ndlr] », souligne Ivana Obradovic.
Le rapporteur Éric Poulliat se dit attaché « à ne pas oublier ce volet thérapeutique ». « En cas de réitération, on peut imaginer une obligation pour le magistrat d’avoir recours à des avis d’experts en santé, sur le modèle de ce qui se fait au Portugal [qui a dépénalisé depuis 2001 la consommation de toutes les drogues – ndlr] où les personnes passent devant une commission où siègent des experts sanitaires, dit-il. Il faut regarder la personne dans son ensemble. »
« La prohibition n’a jamais permis d’arrêter une addiction »
Le psychothérapeute Jean-Pierre Couteron, de la Fédération des addictions, regrette que la priorité « reste donnée à la réponse pénale », selon lui du « temps perdu » par rapport au « travail éducatif, à l’accompagnement de l’enfant ». « Si on arrête ce fantasme de la pénalisation pour tous, avec l’épuisement créé, on trouvera des solutions économiquement beaucoup plus efficaces qui répondront à cette diversité de consommateurs », dit-il. Il faut continuer à punir l’usage du cannabis sur la route ainsi que pour certaines professions, mais pas « l’usage simple d’une personne adulte qui a plutôt envie de consommer un joint qu’un verre d’alcool ». Pour ce public adulte, mieux vaut investir dans la prévention des risques : « Dans un joint, ce qui est le plus dangereux pour la santé, rappelle-t-il, c’est la combustion du tabac. »
Nicolas Simon, président de l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie, dont les membres suivent plus de 77 000 patients, s’est montré tout aussi critique. « D’expérience, la prohibition n’a jamais permis d’arrêter une addiction à quelque produit », souligne l’addictologue, professeur de médecine au CHU de Marseille. Au contraire, « à chaque fois qu’on rend plus effective une prohibition, cela ne permet que de développer le caractère souterrain de cette consommation, voire la consommation d’autres produits ». Il redoute notamment que le marché ne s’adapte aux amendes forfaitaires en développant le cannabis de synthèse, à la « toxicité accrue et inconnue ». Selon lui, « aller vers une légalisation permettrait un contrôle de la qualité des produits en fixant des bornes à ne pas dépasser ».
La distinction entre produits licites et illicites, drogues douces et dures paraît datée. Les addictologues préfèrent raisonner en termes de mécanismes d’addiction et de conduites problématiques ou non, quel que soit le produit. « Des produits qui sont licites comme l’alcool et le tabac ont des conséquences en termes de santé publique bien plus importantes que le cannabis, explique le professeur Nicolas Simon. Donc la réponse pénale ne correspond pas aux données scientifiques. »Ces mêmes acteurs de la prévention estiment donc que l’interdit légal en cours depuis un demi-siècle est contre-productif, surtout pour les adolescents, la population la plus vulnérable. C’est en effet à l’adolescence, lors de la maturation du cerveau, que le cannabis « pourrait même entraîner un déclin cognitif irréversible ». Une étude de l’Inserm publiée en mai 2017 montre que, quel que soit le milieu social considéré, sa consommation précoce peut « induire des difficultés scolaires, se traduisant à terme par un niveau d’études inférieur à celui obtenu par des jeunes non consommateurs ». Or « les adolescents ont des personnalités complexes et l’interdit et le fait de le braver représentent chez eux un intérêt très important », rappelle en souriant Benoît Vallet, directeur général de la santé.
Le caractère illicite des drogues « stigmatise et devient un frein à la prévention et à la prise en charge sanitaire », met-il en garde. « Avec l’interdit, vient au contraire la non-information, la désocialisation, le risque de rencontrer des consommations beaucoup plus problématiques, témoigne Jean-Marc Estève, de l’association Techno Plus, qui intervient dans les raves et free-parties. C’est la non-information qui est la plus dangereuse. »
L’association d’Auto-support des usagers de drogue (Asud) a œuvré, dans les années 1990, pour que la France devienne pionnière en matière de prévention des risques face à l’irruption du virus du sida chez les personnes qui s’injectaient des drogues. « Protéger les gens contre eux-mêmes, interdire les seringues, on sait que ça ne marche pas », dit son directeur Fabrice Olivet, militant historique de la réforme des politiques de drogues. Il s’étonne que « cette idée que l’interdit protège la santé » subsiste en 2017. « L’interdiction met en danger les consommateurs, renchérit l’historien Alessandro Stella, membre d’Asud. Si vous allez en pharmacie acheter un produit, vous avez la liste des ingrédients et doses. Sur le marché noir, vous ne savez pas ce que vous achetez, il n’y a aucun contrôle de qualité donc l’interdiction est cause de dépassements de dose, d’overdoses. »
Les associations d’usagers ont également mis l’accent sur les risques de discrimination des jeunes racisé.e.s des quartiers populaires et d’augmentation des tensions avec les policiers. L’amende forfaitaire ne s’attaque pas à la « gigantesque hypocrisie qui fait peser sur nos banlieues une demande globale de drogue issue de la société, creusant un peu plus tous les jours une fracture sociale, qui est bien souvent une fracture raciale, multipliant les contrôles au faciès en direction de populations issues de l’immigration africaine sous prétexte de lutte contre la drogue », précise Fabrice Olivet, lisant le propos liminaire d’une déclaration commune à toutes les associations d’usagers. François-Georges Lavacquerie, porte-parole du Collectif d’information et de recherche cannabique (CIRC), dénonce lui aussi une injustice. « Vous allez donner [aux policiers – ndlr] une arme qui va peser sur les jeunes de banlieue, et qui épargnera les gens des beaux quartiers, les gens d’un certain âge, déclare-t-il, arborant une magnifique cravate ornée de feuilles de cannabis. Moi, je fume très facilement chez moi avec des amis. Je commets des dizaines, voire des centaines de délit par mois, personne ne m’a embêté. Maintenant, si j’étais jeune et noir et que je fumais en bas de chez moi… »
La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui avait recommandé en novembre 2016 une « décriminalisation » de l’usage du cannabis, évoque « une atteinte continue au principe d’égalité ». « Ne sont poursuivis et condamnés qu’une partie des usagers. Jamais le moindre comédien, ou aucun lycéen du lycée Henri-IV n’a été condamné, déclare Christine Lazerges, sa présidente. Où sont les policiers ? Ils sont dans les quartiers. On va sanctionner les mêmes. » Le rapporteur Éric Poulliat dit être conscient de ce risque de « traitement social différencié », mais le relativise : « Ça peut tourner dans l’autre sens, si les policiers veulent être sûrs que les amendes soient payées, autant aller dans les beaux quartiers. » « On apportera des préconisations précises pour éviter cet écueil », promet-il, sans préciser lesquelles.
Outre ce risque de discrimination, une amende forfaitaire n’aura pas le même impact financier selon le niveau social du fumeur. Au risque d’entraîner « une demande décomplexée de la part des populations aisées », qui feraient passer l’amende dans leurs « charges indirectes », redoute le professeur Nicolas Simon.
En s’adressant uniquement aux usagers adultes, la réforme oublie totalement la population la plus vulnérable, à savoir les mineurs. « Quelle réponse spécifique leur apporte-t-on, surtout sur leurs risques d’évoluer vers un usage problématique ? », demande Ivana Obradovic. « Il faudra une vraie politique de prévention auprès des mineurs, autre chose que ce qui se fait actuellement, reconnaît Éric Poulliat. Ça ne suffit pas de dire “C’est pas bien”. Mais déjà, en punissant la consommation sur la voie publique, on limite l’ostentation, donc les grands montrant le modèle aux plus petits. Et ça limite tout ce qui va avec, le tapage nocturne, les incivilités, etc. Après, tout le monde fait ce qu’il veut chez lui… » On a connu discours plus cohérent.
Et la réforme ne prend pas non plus en compte la question des patients qui utilisent le cannabis de façon thérapeutique et continuent à « défiler devant les tribunaux français », selon Olivier Hurel, de l’association Norml France, qui compte près de 10 000 sympathisants dont un tiers de malades. Alors qu’en Israël, en Espagne et dans des dizaines de pays, des études cliniques sont en cours sur les effets bénéfiques de certaines des 500 molécules de la plante pour diverses maladies (voir le documentaire d’Arte « Cannabis sur ordonnance »), en France la recherche et la circulation de l’information restent bridées par la loi.
« Quand on veut faire aujourd’hui une étude sur le cannabis en France, c’est extrêmement compliqué », a regretté le professeur Nicolas Simon. Il donne l’exemple d’un laboratoire américain, intéressé par leurs travaux sur « un médicament susceptible d’aider les patients ayant une addiction au cannabis à en sortir ». « Mais leur protocole de recherche supposait la détention de cannabis, c’est-à-dire que les patients sortent de l’hôpital avec du cannabis, on leur a dit que ce n’était pas possible en France », raconte-t-il.
« On s’attendrait à ce qu’une assemblée rajeunie, féminisée, renouvelée largement, porte des idées nouvelles ; là, elle porte des idées très rétrogrades, dans la continuité de la politique menée en France depuis un demi-siècle et qui est particulièrement obtuse », juge l’éditeur Michel Sitbon, président de Cannabis sans frontières.
Avant de lâcher : « Non seulement la France est le premier consommateur, mais aussi le premier trafiquant. L’alliance franco-marocaine sert à approvisionner l’ensemble du cannabis d’Europe, ce n’est pas par hasard qu’on a aujourd’hui un patron de la police impliqué dans quinze tonnes de cannabis venues du Maroc. » L’ex-patron de la lutte antidrogue a en effet été mis en examen le 24 août 2017 pour « complicité de détention, transport et acquisition de stupéfiants et complicité d’exportation de stupéfiants en bande organisée ». « Ça dépote par rapport à ce qu’on a entendu jusqu’à présent », sursaute le député Robin Reda. Rarement consultées, les associations d’usagers viennent de faire surgir la réalité du trafic dans les débats policés de la mission parlementaire.
Source : Médiapart.fr