En juin 2019, « l’Obs » s’était rendu à la maison de retraite Les Tilleuls à Genève, en Suisse. Depuis décembre 2017, cet établissement expérimente le cannabis thérapeutique, dans un pays où son usage est strictement encadré. Et les premiers résultats sont spectaculaires. Nous republions ce reportage.
[De nos archives, juin 2019]
Elle rit délicatement, ne nous lâche pas du regard, semble participer à la conversation avec ses bribes de mots à elle. Liliane, 79 ans, frappée par la maladie d’Alzheimer, prend du cannabis thérapeutique depuis un an et demi à la maison de retraite Les Tilleuls à Genève, en Suisse.
« Je la trouve géniale maintenant. Je suis enchanté par ce traitement. Hein, chouchou ! ?, lance Roland, son mari, ingénieur du son à la retraite, en lui caressant la main. Auparavant, elle était très agitée quand je lui rendais visite, elle s’énervait, frappait sur la table. »
Comme 17 autres pensionnaires et bientôt 24, l’ancienne standardiste, cheveux d’un blanc éclatant et élégant pull gris, bénéficie d’une expérimentation inédite lancée en décembre 2017, dans un pays où l’usage du chanvre à but médical est strictement encadré. C’est la première fois là-bas qu’un établissement de ce type administre la plante à autant de résidents.
Un remède contre l’anxiété, l’insomnie, la perte d’appétit…
« On était démunis, on voyait bien que la pharmacopée classique ne marchait pas », explique James Wampfler, directeur de l’établissement, une maison de maître bordée d’un jardin luxuriant. Les 55 pensionnaires ne sont pas « très » âgés (83 ans en moyenne), mais tous souffrent de formes sévères d’alzheimer ou de démence.
« On n’avait rien à perdre, c’était un protocole quasi compassionnel, poursuit l’ancien infirmier en psychiatrie. Nous avons proposé du cannabis à un résident, puis deux, puis trois… Les indications sont multiples : spasticité [contractions involontaires des muscles], troubles de la déglutition, anxiété, troubles du comportement, insomnie, perte d’appétit… »
A l’unanimité, les familles ont donné leur feu vert. « Le cannabis ne fait pas peur ici, c’est quelque chose de familier, les gens connaissent son odeur, ils l’ont déjà senti dans les parcs où les gens consomment », souligne Aurélie Revol, psychomotricienne française qui prépare une thèse sur l’essai, mené en collaboration avec les Hôpitaux universitaires de Genève. Et pour cause : en Suisse, l’usage du cannabis dans un but récréatif est toléré sous certaines conditions.
Au départ, les résidents étaient censés prendre du Sativex, un spray buccal à base de cannabis (le médicament est également autorisé en France, bien qu’il n’y soit toujours pas commercialisé faute d’accord sur le prix). Mais très vite, le produit a montré ses limites.
« Ce n’était pas l’idéal, les patients mâchonnaient l’embout », explique James Wampfler. Alors, la résidence a carrément opté, sous le contrôle du médecin des Tilleuls, pour de l’huile de cannabis fabriquée à partir de la plante entière. Culture du chanvre, extraction de l’huile, distribution par une pharmacie locale agréée : le produit est 100 % suisse.
C’est aussi… un stupéfiant au regard de la législation suisse. En plus du CBD, un composant aux vertus supposées relaxantes, l’huile contient 1,2 % de THC, la substance psychoactive de la plante, soit plus que la limite autorisée (1 %). Pour se la procurer, l’établissement a donc dû demander une autorisation spéciale, à renouveler chaque année, auprès de l’Office fédéral de la santé publique, l’équivalent de notre ministère de la Santé. « Il est bien plus facile de prescrire de la morphine ! », observe James Wampfler. Quelque 10 000 autorisations individuelles de ce type ont été accordées dans tout le pays en cinq ans. A chaque fois, le patient – ou son entourage – doit prouver qu’il se trouve en échec thérapeutique. Pas difficile dans le cas des locataires des Tilleuls, atteints de pathologies neurodégénératives incurables.
Restait à résoudre la question de la prise. Un temps, les soignants ont essayé de mettre les gouttes dans du yaourt, « mais il en restait toujours dans le pot », se souvient l’une d’eux. Ils ont aussi tenté de verser l’huile dans des « space cakes » au chocolat, avant de trouver le conditionnement idéal : des bonbons en gelée rouge, jaune, verte, avec un puits au centre. Les effets « spectaculaires » n’ont pas tardé. Comme chez cette dame de 83 ans qui ne quittait plus son fauteuil, hurlait sans cesse depuis huit mois, le regard plein de terreur. Rien ne semblait la calmer. « On l’a mise sous cannabis un vendredi, le lundi, elle ne criait plus, raconte Gisèle Schärer, l’une des cadres soignantes des Tilleuls. Maintenant, elle nous reconnaît, sourit. On arrive même à la coucher dans son lit. »
Fini la camisole de neuroleptiques
Ce sont aussi de petits riens qui changent tout. Angeline Langlois, infirmière clinicienne, parle ainsi avec émerveillement de cette femme recroquevillée en position fœtale qui, pour la première fois, a réussi à se gratter l’arrière de la tête. Ou de cet homme qui, au bout de quinze jours sous cannabis, arrive enfin à tenir seul son verre d’eau. Surtout, observe la psychomotricienne Aurélie Revol, « ces personnes reviennent dans une dynamique de vie. Elles se tournent à nouveau vers l’avenir ».
Seul un résident n’a connu aucune amélioration, alors l’équipe a décidé d’arrêter le traitement cannabique. Pour tous les autres, la plante verte a permis d’alléger les ordonnances. Fini la camisole de neuroleptiques aux lourds effets secondaires. « On a retiré un à un les somnifères, les anxiolytiques ou, en tout cas, on a bien diminué les doses. Aujourd’hui, certains ne prennent plus qu’un antiépileptique », se réjouit Véronique Roul, cadre soignante.
L’huile prodigieuse a un coût : 700 francs suisses mensuels par malade, soit près de 630 euros. Les pensionnaires ou leurs familles n’ont rien à débourser, c’est un fonds privé qui règle la note. Nous n’en saurons pas plus sur le généreux donateur, tout juste qu’il n’a aucun lien avec la filière du cannabis, jure le directeur James Wampfler.
Pourquoi certains patients réagissent-ils si vite et si bien ? Y a-t-il des déterminants individuels ? Des modifications biologiques sur la durée ? Autant de questions auxquelles l’équipe des Tilleuls espère répondre en suivant ses malades avec des dosages sanguins pendant deux ans.
A la cafétéria, un soignant prend doucement par le bras une femme en chemise rose fuchsia qui s’égosille. « On ne croirait pas, mais c’était pire avant qu’elle ne prenne du cannabis, commente le directeur James Wampfler. Elle ne dormait plus. Elle pleurait sans cesse, son chagrin était inconsolable. Ça nous brisait le cœur. Là au moins, il y a de la vie. »