Prendre des substances psychoactives en très petites doses, à des fins thérapeutiques ou récréatives, fait son chemin chez les consommateurs. Une pratique renforcée par la crise sanitaire.
par Émilie Laystary
Pour Myriam (1), 29 ans, tout a commencé fin octobre 2020, à l’annonce du deuxième confinement, alors que la peur de la solitude devenait trop grande. « Je tournais en rond dans mon petit studio parisien. C’était difficile de se lever chaque matin en imaginant que la journée consisterait à travailler sur mon ordinateur, à seulement trois mètres de mon lit. J’étais clairement en manque de dopamine. Alors, comme je suis de nature anxieuse et que je n’avais aucune envie de tomber dans la déprime, je me suis autorisée un petit coup de pouce. » Le petit coup de pouce, ce sont 10 microgrammes de LSD, « assez pour se détendre dès le petit-dej, mais pas assez suffisant pour commencer à délirer en pleine réunion sur Zoom », s’amuse cette jeune femme qui travaille dans le secteur des énergies renouvelables.
A quelques centaines de kilomètres, du côté de Caen, Victor (1), un enseignant de 43 ans, a lui aussi eu recours à des produits psychotropes, à chaque fois consommés en petite quantité : « Pour tuer l’ennui, je me suis acheté de quoi réduire en poudre des champignons hallucinogènes et en prendre en doses limitées lors de fêtes d’appartements. Je n’avais pas envie de partir dans un gros trip en espace clos, alors cette option m’a semblé la plus raisonnable », explique celui qui est par ailleurs un usager régulier de cannabis et se transforme chaque été en festivalier avide d’expériences psychédéliques.
Éviter le « bad trip »
Thérapeutique ou récréative, cette pratique qui consiste à consommer des drogues en dosages infimes s’appelle le microdosage – ou microdosing, comme on le lit le plus souvent. L’objectif est d’en ressentir quelques effets sans pour autant voir sa vie quotidienne modifiée – par un bad trip, une descente ou un sommeil altéré. On considère que microdoser revient à prélever entre 10% et 20% d’une dose classique mais, plus largement, il est entendu que toute attitude consistant à jouer sur la prise de drogues en quantité bien moindre que la normale répond au nom de microdosage. « Au début de la sociologie des drogues, au tournant des années 80, on pensait surtout la drogue sous le spectre de la marginalité et du fait de s’extraire de la cité, avec la défonce, la décadence et la perte de contrôle. Aujourd’hui, le microdosing, c’est au contraire une façon de faire très en lien avec la volonté de s’adapter à la société », analyse Henri Bergeron, directeur de recherche CNRS et chercheur en sociologie qui a notamment travaillé sur les drogues.
Pour faire la fête le week-end sans commencer la semaine la tête à l’envers ou lutter contre les troubles de l’humeur, l’anxiété et la dépression, « il y a cette idée d’usiner son intérieur mental : on se sert des drogues pour améliorer son esprit. Entre se relaxer ou être au plus fort dans la performance, les fonctions peuvent être différentes. A chaque situation son produit. On assiste à une véritable sophistication et diversification de l’utilisation des substances psychoactives », confirme le chercheur. Selon lui, c’est le débat sur le cannabis thérapeutique qui a accéléré la démocratisation d’une pratique comme le microdosing.
« L’idée de prendre un complément alimentaire psychique fait son chemin »
Le champ des possibles et le profil des usagers est vaste : de la cocaïne pour affûter la concentration lorsqu’on bosse dans les milieux de la finance, du cannabis pour se calmer en période d’examen ou encore du LSD pour doper sa créativité quand on travaille dans le secteur de la tech. Selon Jean-Pierre Couteron, psychologue clinicien spécialiste de l’addictologie, « prendre de la drogue en petite quantité réactive ce vieux fantasme de pouvoir agir sur son cerveau sans le mettre en danger. On se dit bien qu’on développe nos muscles, alors pourquoi pas le cerveau ? Tout le monde considère avoir droit au bien-être. Et puisque celui-ci n’est pas toujours simple à atteindre, l’idée de microdoser, autrement dit, prendre un complément alimentaire psychique, fait son chemin», confirme celui qui a vu dans sa patientèle le nombre de « microdoseurs » multiplié par cinq, ces cinq dernières années. «Alors que l’alcool est associé aux cancers et à la violence, le microdosage est vécu par celles et ceux qui y ont recours comme une pratique non problématique. Quelque chose qui relève plutôt de la capacité à se gérer », ajoute-t-il.
Car microdoser ne s’improvise pas. Outre les mesures et le planning (avec des temps de pause dans la semaine) à respecter, il y a un matériel dédié. Sur Internet, on peut désormais acheter, sur des sites marchands, des kits de préparation : un grinder pour réduire en poudre ses champignons hallucinogènes, une balance, une pince à épiler, des gélules (y compris en version végane pour ceux qui ne veulent pas consommer de la gélatine de porc)… mais aussi des substances. « Oubliez le concept d’avoir votre esprit perdu dans le cosmos, car le microdosage consiste à consommer des psychédéliques pour débloquer la synergie entre les différentes parties de votre cerveau de manière contrôlée afin de devenir une meilleure version de vous-même », promet même une fameuse plateforme commercialisant, entre autres, un pack de 6×1 gramme de psychédélique pour 14,99 euros. Ailleurs sur le Web, les partages d’expériences se multiplient et les savoirs circulent, par exemple sur la plateforme psychoactif.org, tenue par l’association du même nom, née en 2006 pour pallier l’absence de groupe de parole d’usagers actifs pour échanger et s’entraider sur les pratiques tout en prévenant les risques. Nombreux sont également les forums et les discussions Reddit à héberger recommandations et recettes.
« Consommer de la drogue, ça s’apprend »
Dans la liste des courses, « les substances licites se mélangent aux substances illicites : on y apprend par exemple que pour contrebalancer une descente de cocaïne, on peut prendre des médicaments psychotropes, comme du Lexomil », raconte Jean-Pierre Couteron. « A l’instar du Martini et des huîtres, dont les goûts ne sont pas d’emblée satisfaisants, consommer de la drogue, ça s’apprend », abonde le sociologue Henri Bergeron. « Comme on peut le lire dans Outsiders de Howard S. Becker qui propose une étude de sociologie de la déviance en partant du cas des musiciens de jazz, fumer du cannabis n’est agréable qu’au terme d’un apprentissage avec ses pairs. Les drogues sont des produits indissociables d’une communauté. Or, avant, la transmission était orale. Aujourd’hui, les méthodes sont plus objectivées et elles deviennent des guides de bonnes pratiques sur Internet. » Le microdosing obéit aux mêmes règles, chez les teufeurs que chez les personnes soucieuses de se soigner.
Comme toujours avec les hallucinogènes, les dangers sont plutôt liés à leur toxicité psychique immédiate (crises d’angoisse, bad trip, trouble psychotique induit…) particulièrement redoutables chez des personnes vulnérables (antécédents personnels ou familiaux de troubles psychotiques ou bipolaire).»
— Jean-Michel Delile, président de la Fédération addiction
A la faveur de travaux comme ceux de la société psychédélique française (une association de médiation culturelle et scientifique sur le thème du psychédélisme) ou encore de Phantastica, un ouvrage de Stéphanie Chayet à propos des « substances interdites qui guérissent », les bienfaits des psychédéliques ont fait leur entrée dans l’espace médiatique national.
En France, les études sont encore rares et le sujet bien moins pris au sérieux qu’aux États-Unis par exemple, où les villes de Denver (Colorado) et d’Oakland (Californie) ont dépénalisé, en 2019, les champignons hallucinogènes dans le traitement de la dépression, de l’anxiété et du stress post-traumatique. Mais « il y a beaucoup d’attentes : effet placebo et rumeurs vont bien ensemble même si quelques travaux (2) peuvent laisser envisager des effets réels – dans le contexte actuel – de réhabilitation des produits psychédéliques en médecine », estime Jean-Michel Delile, président de la Fédération addiction. Et de répondre, lorsqu’on l’interroge sur le risque d’accoutumance : « Comme toujours avec les hallucinogènes, les dangers sont plutôt liés à leur toxicité psychique immédiate (crises d’angoisse, bad trip, trouble psychotique induit…) particulièrement redoutables chez des personnes vulnérables (antécédents personnels ou familiaux de troubles psychotiques ou bipolaire)… Il y a peu de risques d’accoutumance addictive. Et peu de techniques efficaces de prévention et réduction des risques. Sinon d’être entouré de non-consommateurs lors des prises afin d’être rassuré ou apaisé en cas de bad trip. »
Aujourd’hui, en tête de gondole des substances à microdoser, on trouve les champignons à psilocybine. Consommables secs ou infusés dans un thé, ils sont réputés faciles à doser et à intégrer à son alimentation. Avec l’impact de la pandémie sur la santé mentale, de nombreuses personnes d’un côté et le retour des fêtes déconfinées, le boom du microdosing, à visée thérapeutique ou récréative, devrait être amené à perdurer.
(1) Le prénom a été modifié.
(2) Chronic, intermittent Microdoses of the psychedelic DMT produce positive effects on mood and anxiety in Rodents, Cameron etal. ACS Chem Neurosci 2019.
Source : Libération.fr