Un comité d’experts mandatés par l’ANSM étudie la faisabilité de l’introduction expérimentale du cannabis dans l’arsenal thérapeutique
Atlantico : un comité d’experts mandatés par l’ANSM étudie la faisabilité de l’introduction expérimentale du cannabis dans l’arsenal thérapeutique de certaines pathologies rebelles aux autres traitements. Les avis sont pour le moins partagés. Qu’en est-il ?
Stéphane Gayet : C’est une question vraiment complexe. D’un côté, le cannabis est un stupéfiant illicite en France, qui est pourtant l’un des pays qui en consomment le plus, particulièrement les adolescents, alors que l’on connaît sa dangerosité ; de l’autre côté, cette substance apparaît salvatrice dans quelques pathologies qui résistent aux thérapeutiques autorisées.
Qu’est exactement le cannabis ?
Le chanvre indien ou Cannabis indica est une plante herbacée annuelle à tige droite, assez proche du chanvre commun ou Cannabis sativa, utilisé pour fabriquer la fibre textile de chanvre. Alors que le premier est riche en tétrahydrocannabinol (THC), le second n’en renferme que des traces. Les synonymes du chanvre indien ou « cannabis » sont : le haschisch (mot d’origine arabe), l’herbe, la marijuana (mot d’origine espagnole), la marie-jeanne ou encore le shit. En fait, ces synonymes ne sont pas strictement équivalents, car chacun d’eux est d’ordinaire associé à un mode de préparation particulier, réalisé à partir de la plante brute. Ainsi, les termes d’herbe, de marijuana et de marie-jeanne sont plutôt employés pour désigner l’herbe séchée, ceux de haschisch et de shit plutôt pour désigner la résine (plus concentrée en THC) extraite de l’herbe.
En raison de sa richesse en tétrahydrocannabinol (THC), son principal principe actif, le cannabis est un produit stupéfiant, classiquement considéré comme une « drogue douce », ce qui n’est pas ou plus vrai si l’on considère les procédés actuels de fabrication de dérivés concentrés en THC qui sont de plus en plus souvent consommés (tels que l’huile et surtout la résine de cannabis). Les experts qui se sont penchés sur la composition du cannabis au cours de ces deux dernières décennies ont remarqué une forte évolution de la concentration des deux principaux cannabinoïdes, le delta-9 tétrahydrocannabinol ou THC et le cannabidiol ou CBD. Cette forte augmentation de concentration fait aujourd’hui du cannabis un danger grave.
Il est largement connu que le cannabis fait actuellement l’objet d’un trafic international de très grande ampleur. C’est un commerce illicite (notamment en France) de stupéfiant qui est devenu particulièrement lucratif. Le gouvernement de la France actuel a déclaré sa volonté de lutter efficacement contre la consommation de cannabis à usage dit récréatif.
Quelle est l’histoire du cannabis dans le monde et en médecine ?
Le cannabis accompagne l’humanité depuis la préhistoire. Ses propriétés psychoactives ont été découvertes très tôt, étant donné que des résidus de graine de cannabis ont été trouvés dans un tombeau de chaman chinois datant de la préhistoire.
Cette substance de culture facile est depuis des décennies consommée comme drogue « douce » quand elle est simplement fumée après avoir été séchée (« fumer un joint » ; le mot joint est ici issu de l’argot anglo-américain signifiant « piqûre »).
Les premières traces d’un usage médicinal du cannabis sont retrouvées dans des textes chinois et égyptiens. L’occident va découvrir les applications médicales du cannabis au XIXème siècle, suite aux conquêtes coloniales. Revenus en Europe, les médecins qui en ont vu les effets favorables, en vantent si bien les mérites que le « chanvre indien » se généralise de façon assez rapide pour soigner toute une série de maux.
Comme la plupart des stupéfiants, le cannabis a un effet antalgique (c’est-à-dire qui réduit la douleur). Le premier extrait de cannabis a été fabriqué à Londres en 1842 par Peter Squire qui l’a vendu comme analgésique (c’est-à-dire qui supprime la douleur). Entre 1845 et 1885, l’emploi d’extraits de cannabis s’est généralisé comme antidouleurs. Mais à partir de 1885, cet usage du cannabis en tant qu’analgésique a diminué, face à la concurrence des nouveaux opiacés, qui avaient un plus court délai d’action et étaient plus faciles à doser. C’est ainsi que le dosage difficile du cannabis et son long délai d’action dans le traitement des douleurs aiguës, ont nettement ralenti son usage en pratique médicale.
Quels sont précisément les effets du cannabis ?
Les effets des cannabinoïdes (extraits du cannabis) ont été aujourd’hui plus largement étudiés. Ils sont assez nombreux.
Leurs effets les plus marquants concernent le système nerveux central : euphorie, ivresse dites « cannabique », réduction de l’anxiété (effet anxiolytique) troubles psychotiques, accroissement des perceptions sensorielles (vue, audition, toucher, goût, odorat), troubles de l’idéation, perturbations des performances intellectuelles et psychomotrices (les mouvements), troubles de la mémoire, désorientation dans le temps et dans l’espace (dite temporo-spatiale) ; par ailleurs, on remarque également des anomalies de la thermorégulation (régulation thermique : sensation de chaud ou de froid), une réduction des vomissements (action antiémétique), une stimulation de l’appétit (effet orexigène), une diminution des convulsions (action anti-convulsivante) et bien sur une action analgésique (suppression des sensations douloureuses).
Leurs effets cardiovasculaires et respiratoires sont : une tachycardie (accélération du cœur), une vasodilatation (dilatation des petites artères entraînant une augmentation de la perfusion des tissus et une chute de la pression artérielle) et une dilatation des bronches (broncho dilatation provoquant une amélioration de la ventilation pulmonaire).
Les autres effets sont moins étudiés, à part une diminution de la pression intraoculaire qui peut avoir un intérêt dans le traitement du glaucome : actions sur le système immunitaire et sur l’appareil reproducteur.
A propos des troubles psychotiques, le THC provoque donc des épisodes psychotiques transitoires, y compris chez les sujets sains. On peut rappeler que, schématiquement, un état psychotique se distingue d’un état névrotique par un décrochage manifeste de la réalité. Les épisodes psychotiques transitoires sont plus fréquents quand les doses sont fortes et ils cèdent après l’élimination physiologique du cannabis par l’organisme.
Que peut apporter le cannabis en médecine ?
Depuis quelques décennies, il existe un regain d’intérêt pour le cannabis à usage médical. Le cannabis a été remarqué pour ses propriétés orexigènes chez les patients ayant le sida ou au stade terminal d’un cancer. Car les médicaments réellement susceptibles d’augmenter l’appétit sont rares. D’autres indications ont suivi, comme le traitement des douleurs spastiques (il s’agit des douleurs intenses provoquées par les spasmes musculaires, c’est-à-dire les contractions involontaires et non contrôlables) de la sclérose en plaques (SEP) et des états paraplégiques (paralysie des deux membres inférieurs).
La découverte du système dit endocannabinoïde et son étude à la fin du XXe siècle a fait progresser de façon importante notre connaissance des dérivés du cannabis et notre intérêt pour eux. L’existence du système endocannabinoïde signifie que notre organisme produit naturellement des cannabinoïdes, tout comme il produit naturellement des endorphines. Cette avancée a permis d’approfondir notre connaissance des récepteurs des cannabinoïdes (ce sont les sites moléculaires sur lesquels ces substances se fixent pour pouvoir agir) ainsi que celle de leurs actions pharmacodynamiques.
Les essais cliniques avec le cannabis, particulièrement dans les douleurs chroniques dites neuropathiques (qui sont liées à une atteinte directe des voies nerveuses sensitives), celles de la sclérose en plaques, de la fibromyalgie et celles des cancers à un stade avancé, semblent prometteurs, ainsi que ceux menés chez les patients atteints du sida. Mais ces utilisations ne se conçoivent que lorsque les traitements déjà existants sont manifestement insuffisants.
Il paraît clair que le cannabis médical possède des propriétés analgésiques intéressantes qu’il serait intéressant d’exploiter dans des indications (situations pathologiques) qui restent actuellement sans réponse efficace (par exemple la maladie de Lyme chronique ne répondant pas aux traitements antibiotiques).
Quel est ce projet d’utilisation thérapeutique du cannabis en France ?
Partant de la constatation que des patients non soulagés par les traitements disponibles se soignent eux-mêmes avec des préparations de cannabis qu’ils effectuent chez eux en se procurant cette substance sur le marché illicite (c’est le cas de patients de l’association « Apaiser ») et de celle que le cannabis est déjà utilisé de façon thérapeutique dans bien d’autres pays, l’Agence nationale pour la sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a mandaté un groupe d’experts pour étudier l’intérêt et la faisabilité de l’introduction de préparations de cannabis à usage thérapeutique.
Si l’ANSM valide la proposition, l’expérimentation devrait inclure des patients dès le premier semestre 2020. Les médecins prescripteurs seront des spécialistes, volontaires et formés spécifiquement sur le sujet. Ils pourront prescrire du cannabis dans des indications bien spécifiques : pour les douleurs neuropathiques rebelles aux traitements, dans le cadre de soins qualifiés de soins de support, chez les personnes atteintes d’un cancer à un stade avancé (pour soulager leurs douleurs et nausées, mais aussi augmenter leur appétit), dans d’autres situations dites palliatives (pour diminuer l’angoisse ainsi que les douleurs), pour traiter les douleurs d’origine musculaire, comme celles qui peuvent exister avec la sclérose en plaques et d’autres maladies du système nerveux central, ou encore certaines épilepsies sévères rebelles (effet anticonvulsivant).
La forme administrée ne sera pas à fumer : il s’agira de formes orales ou respiratoires froides, certaines à effet immédiat pour traiter des douleurs aiguës, d’autres à effet prolongé en traitement de fond. Les médecins prescripteurs évalueront la dose minimale efficace. La même forme de cannabinoïde ne convient pas à toutes les situations : l’épilepsie nécessite un taux plus important de CBD alors que les douleurs neuropathiques nécessitent davantage de THC.
Que peut-on redouter avec cette expérimentation si elle est finalement autorisée ?
Deux éventualités inquiètent les décideurs : la première est l’apparition d’effets secondaires gênants chez les malades qui seront traités durablement par ces dérivés ; cependant, les recherches ont montré que les effets secondaires, surtout ceux qui concernent le domaine cognitif (idéation, mémoire, orientation) pouvaient être atténués grâce à l’association avec un produit antagoniste de l’effet cannabinoïde ; la seconde éventualité est nettement la plus à craindre, c’est le risque que ce marché pharmaceutique soit infiltré par les trafiquants et détourné de son usage par les utilisateurs de cannabis à visée dite récréative ; ce risque est évident et majeur. Le gouvernement devra trancher.
Source : https://www.atlantico.fr/decryptage/3574947/cannabis-therapeutique–enfin-une-lueur-d-espoir-pour-les-personnes-atteintes-de-douleurs-rebelles-stephane-gayet