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Livraisons plus nombreuses, lieux de vente moins rentables, autoproduction… la dématérialisation du trafic s’est développée avec la pandémie. Une évolution que l’amende forfaitaire pourrait même accélérer, pointent les spécialistes.
L’exécution froide de deux jeunes de 25 et 17 ans dans une cave de la cité Soubise à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), dans la nuit de lundi à mardi, a de nouveau braqué les projecteurs sur les quartiers confrontés au trafic de stupéfiants. Du clip de rap tourné durant le mois d’août à la cité Mistral de Grenoble, illustrant le quotidien d’un point de deal, aux règlements de comptes survenus plus récemment à Toulouse, le sujet cristallise les tensions et l’attention du gouvernement, qui a entamé depuis le début de l’été un virage sécuritaire assumé. Avec, en ligne de mire, le trafic de rue et les consommateurs. Le 5 septembre, trois jours avant le séminaire gouvernemental de rentrée, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, martelait dans les colonnes du Parisien la priorité donnée par l’exécutif à la lutte contre la drogue : « A travers ce sujet, il y a la lutte contre le crime organisé, avec la traite des êtres humains et le financement du terrorisme, mais aussi une grande mesure de santé publique. Et, bien sûr, un lien avec la lutte contre l’insécurité du quotidien. » Pour le locataire de la Place Beauvau, l’équation est simple : « La drogue, c’est de la merde, ça finance le crime organisé, ça tue la vie de milliers de personnes et ça peut concerner toutes les familles de France. »
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La cible est définie : le point de vente classique de drogues, le « four », niché dans les halls ou étages de certaines cités et quartiers populaires. Pour casser le trafic, le gouvernement entend s’attaquer aux consommateurs itinérants, notamment via la nouvelle amende forfaitaire délictuelle (AFD). Selon les statistiques du ministère de l’Intérieur rapportées par le Figaro début septembre, « le nombre d’infractions pour trafic et revente de stupéfiants a progressé de 45 % en quatre ans », quelque 35 000 dealers présumés sont mis en cause chaque année, et cette économie parallèle ferait directement vivre près de 236 000 personnes en France. Le pays compte par ailleurs le nombre de consommateurs de cannabis le plus important d’Europe : près de 5 millions de fumeurs dans l’année, et quelque 900 000 usagers quotidiens, d’après un rapport de juin 2019 de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).
Changement de braquet
Le virage sécuritaire de l’exécutif en la matière est particulièrement perceptible dans la communication autour de l’amende forfaitaire. Présentée comme un moyen de désengorger les tribunaux et testée durant l’été à Reims, Rennes, Créteil, Marseille et Lille, elle a été généralisée le 1er septembre 2020. Au printemps 2017, le candidat Macron dévoilait ce projet d’amende « immédiate » comme un pas sur la voie d’une dépénalisation juridique du cannabis, à laquelle il se disait favorable. Dans son livre-programme Révolution (XO Editions, 2016), il écrivait qu’il était « vain de pénaliser systématiquement la consommation de cannabis ». Changement radical de braquet cet été donc : cette amende de 200 euros est désormais présentée comme une nouvelle arme venant garnir un arsenal législatif déjà très répressif. Avec l’objectif de taper les consommateurs au porte-monnaie. Dans son entretien au Parisien, Darmanin a enfoncé le clou : « Il faut s’occuper de tous les trafics. Des gros réseaux jusqu’au bout de la chaîne, c’est-à-dire le consommateur. Il faut sanctionner tout le monde, y compris dans les beaux quartiers de Paris. » Rebelote le lendemain sur RMC, où le ministre comparait la dépénalisation du cannabis à une « lâcheté ».
Avec l’opération nationale de lutte contre le trafic de stupéfiants initiée début septembre en parallèle à l’entrée en vigueur de l’AFD sur tout le territoire, quel est l’avenir du point de vente classique ? Car si cette économie parallèle a été quelque peu ébranlée aux premiers jours de la pandémie de Covid-19 – avec notamment une augmentation des prix de la résine de cannabis pour cause de tarissement des importations après la fermeture des frontières avec le Maroc et l’Espagne –, elle a su très vite s’adapter. Et rebondir après l’annonce du confinement, qui avait vite vu les ruées des premiers jours vers les points de deal laisser place à une désertification des zones de vente. Si les «fours» installés dans les grandes cités d’Ile-de-France, de Lille ou encore de Marseille, ont continué de tourner presque à l’ordinaire, de plus en plus d’usagers et de réseaux se sont rabattus vers la livraison à domicile, Internet, voire le « Dark Web ».
« Call centers »
« L’adaptation est le maître mot des trafiquants de drogue », explique Clément Gérome, chargé d’étude à l’OFDT, qui voit dans le développement de la livraison de drogues à domicile « un fait marquant de cette pandémie » : « Elle s’est intensifiée en zone urbaine et est parfois assurée par les mêmes réseaux qui tiennent les points de vente habituels. Ils sont de plus en plus nombreux à recourir à la livraison, en complément ou à la place de la vente fixe sur le modèle du « four ». » Livraisons uniquement en journée, panoplies de livreur empruntées chez Deliveroo ou Uber Eats, les techniques nées avant et perfectionnées durant le printemps confiné ont perduré pendant l’été. « La livraison concerne avant tout des usagers de drogues insérés, pas ceux qui vont consommer dans la rue faute de domicile, souligne Clément Gérome. Les livreurs ne vont pas estimer rentable de se déplacer pour vendre 20 euros de cocaïne à des usagers en grande précarité qui font la manche dans la rue. Ces derniers continueront de s’approvisionner à des points de deal qui vendent de petites quantités, avec des pochons de cocaïne à 10 euros. »
Jusqu’où peut aller la dématérialisation du trafic ? Pour Fabrice Olivet, directeur de l’association Asud (Autosupport des usagers de drogues), le « craving », symptôme de l’addiction, continue à y faire obstacle : « Certaines personnes auront toujours ce besoin d’aller sur place. Lorsque tu as envie de consommer, tu n’as que ça en tête. Le mieux, au lieu de se ronger les ongles chez soi, c’est d’aller acheter sa conso. Et ça donne au consommateur l’impression de faire quelque chose. » Reste que le modèle de la livraison s’est installé. Psychologue clinicien et ancien président de la fédération Addictions, Jean-Pierre Couteron date son émergence du début des années 2010 : « Les témoignages de consommateurs se sont multipliés, me rapportant que leurs dealers n’étaient plus simplement des amis, des connaissances ou des revendeurs indépendants, mais qu’ils appartenaient à une organisation structurée. » Une pratique qui, selon le médecin, a muté « de l’auto-organisation vers l’ubérisation », et témoigne d’une «évolution des modes de vie ».
Si le profil du « consommateur revendeur » perdure, il est aujourd’hui largement dépassé par les plateformes de livraison de stupéfiants – en particulier le cannabis et la cocaïne –, véritables « call centers », qui se sont emparés des nouveaux moyens de communication. Avec, au cœur du business, des fichiers clients revendus entre dealers pour plusieurs milliers d’euros. En parallèle de cette ubérisation, le profil des revendeurs indépendants se spécialise. A leur clientèle établie principalement via les réseaux sociaux, ils proposent une carte de substances achetées sur le « Dark Web », souvent liées au milieu festif, comme le 2C-B (un hallucinogène) ou la kétamine. « Avec parfois des informations concernant le taux de pureté et des conseils sur la réduction des risques », souligne Clément Gérome. Qui insiste néanmoins sur le fait que « tout cela ne représente pas grand-chose par rapport aux quantités vendues par des grosses structures telles que les « call centers » de cannabis ou de cocaïne ».
Depuis un an, la lutte contre ces «call centers» est devenue la priorité du préfet de police de Paris, explique à Libération un policier spécialisé dans le trafic de stupéfiants. Les enquêtes demandent un travail de fond, rendu difficile par le recours massif aux messageries chiffrées de type WhatsApp. « Le confinement a accéléré le phénomène, explique-t-il. Après une semaine de rodage, les dealers ont repris du service. Pendant la pandémie, les médias ont parlé de pénurie. Or l’offre n’a jamais été aussi importante. » Selon lui, la source du point de deal s’est tarie ces dernières années : « Aujourd’hui, rares sont les « fours » qui font plus de 10 000 euros par jour. Les vendeurs sont moins bien payés et font face au risque policier, aux règlements de compte. Il y a environ cinq ans, le chiffre d’affaires quotidien d’un « four » pouvait s’élever jusqu’à 30 000 euros. » Un autre monde.
Mais de nombreux facteurs, tels que la réduction des quantités stockées sur place – « au mieux quelques centaines de grammes de produits » – ou le turn-over de vendeurs venus des départements avoisinants, rendent quasi impossible le démantèlement des « fours ». Quand bien même, raconte le policier, l’émergence en 2018 des boutiques de cannabidiol (CBD, dépourvu d’effets psychotropes) a entraîné un phénomène d’opportunité qui a « bouffé des parts de marché » aux points de deal : « Il y avait des files d’attente monstrueuses devant les échoppes. Les dealers venaient directement démarcher les clients dans la rue, pour leur proposer des produits chargés en THC et moins chers. » Reste que, selon le collectif Police contre la prohibition, seulement 3,4 % des infractions à la législation sur les stupéfiants concernent le trafic. L’usage en représente 85 %. Plus de la moitié de l’activité des forces de l’ordre est ainsi consacrée à la répression de la consommation de drogue, cannabis en tête.
« Diversification »
Le 23 juin, une vaste opération de gendarmerie a eu lieu dans la Marne et dans l’Aube. Les enquêteurs ont mis la main sur près de 950 pieds de cannabis ; plus d’une centaine de personnes, qui toutes en cultivaient, sont poursuivies par la justice. Selon l’OFDT, qui s’appuie sur une enquête menée en 2017, quelque 200 000 consommateurs, soit environ 7 % des usages de cannabis, auraient adopté ce modèle. Pour le procureur de la République de Reims, Matthieu Bourrette, ce dossier représente un versant qu’il n’avait « jamais vu auparavant » dans le trafic de stupéfiants : « Cette affaire a permis de mettre en évidence un système d’autoproduction organisé, entre des autoproducteurs et des soutiens, tels que des entreprises et des commerces agricoles qui vendaient du matériel en grande quantité pour pratiquer l’autoculture », note-t-il. Il explique cet attrait massif pour l’autoproduction par la « période particulière de la pandémie, qui a entraîné un temps une raréfaction du produit, et poussé un certain nombre de personnes à adopter cette méthode. Parfois même avec une espèce de logique « bio » et l’idée d’une certaine transparence sur ce qu’on va consommer ». Mais pour le procureur, ce phénomène est moins une mutation qu’une «diversification» et un « élargissement » du panel de la délinquance : « C’est la recherche d’une forme de pureté dans le produit. La volonté de ne pas alimenter le marché noir est aussi un élément. Et les consommateurs pensent que le risque pénal est moindre. »
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Pour les spécialistes de l’addiction, le trafic subit les mêmes évolutions que les autres types de consommation. « Contrairement à une vision dramatique, entretenue par les cas les plus graves liés aux drogues, le reste des addictions relève, hélas ou tant mieux, des comportements rattachés à la vie d’une personne », remarque le psychologue clinicien Jean-Pierre Couteron. Lui fait partie de ceux qui considèrent que l’amende forfaitaire de 200 euros, dépourvue de volet sur la prévention, risque même d’accélérer la transformation du commerce : « Peut-être bien que cette amende viendra ringardiser le « four » et faire croire que le trafic de rue a disparu. Cela permettra au gouvernement de grappiller quelques voix, mais les spécialistes ne seront pas dupes… Le business va se transformer, le jeu va changer, et il y aura des groupes de scooters prêts à démarrer », prédit-il. Et de conclure : « Ce n’est pas un débat sur « l’ensauvagement » qu’il faut mener, mais sur l’échec de la prohibition. »
Source : Libération.fr