Après l’exécution par balles de deux jeunes lundi, la ville de Seine-Saint-Denis oscille entre « tristesse, colère et résignation ». En cause, l’ampleur d’un trafic de drogues aux « enjeux financiers colossaux ».
Il est à peine plus de 23 h 30, ce lundi 14 septembre, lorsque le standard des appels d’urgence est sollicité. Des détonations auraient été entendues par des riverains de la cité Soubise à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Dépêchée sur place, la brigade anticriminalité (BAC) découvre d’abord un jeune homme de 16 ans, touché par balle au niveau des jambes. Quelques minutes plus tard, dans le souterrain de l’une des grandes tours du complexe, ce sont deux corps criblés de balles qui sont retrouvés dans une cave. Evacués des tréfonds de la tour, Sofiane Mjaiber, 25 ans, et Tidiane Bagayoko, 17 ans, ne pourront être sauvés.
La température est encore étouffante ce soir-là. Dans l’air comme dans les esprits. Si certains voisins sont au balcon, pour regarder ou filmer l’action, d’autres assistent, médusés, à ce qui ressemble à une scène de polar ultraviolent. A la différence qu’au sol, le sang est bien réel. Et que deux des trois protagonistes ne se relèveront pas. Pour les besoins de l’enquête, confiée à la brigade criminelle de la PJ parisienne, onze personnes sont placées en garde à vue. « Pour l’enquête mais sans doute aussi pour les protéger », nous indique une source locale. Onze personnes entendues puis relâchées avant la nuit suivante. Deux autres seront appréhendées dans la journée de mardi, a précisé le parquet de Bobigny, « un mineur, résident de Saint-Ouen, et un majeur qui ne réside pas en Seine-Saint-Denis ».
Deux suspects, une violence à nouveau éruptive, et une multitude de questions concernant les circonstances, les lieux, les victimes. Selon une source policière, certaines des victimes ainsi que des membres de leurs entourages sont connues des autorités. « Ce qui est sûr, c’est qu’il va y avoir des connexions avec un réseau de trafic de stupéfiants », poursuit la même source.
« Refaire le monde »
A Saint-Ouen, pourtant, les habitants, qui aiment appeler Sofiane Mjaiber « Soso », le décrivent unanimement comme un bon mec. « C’était un jeune homme très volontaire, avec beaucoup d’envie et d’engagement. Il était d’ailleurs à l’origine d’une association qui aidait beaucoup les jeunes. Sofiane incarnait une partie de la jeunesse de Saint-Ouen », évoque, émue, Jacqueline Rouillon, ex-maire communiste de la ville. Un discours partagé par Sara (1), une connaissance du jeune homme, qui a souhaité rester anonyme : « « Soso » était brillant, investi, il a fait beaucoup de choses pour la ville, pour les autres. Le genre de personne que vous pouviez appeler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, et avec qui vous pouviez refaire le monde pendant une heure. Il a toujours vécu là, à Soubise. » Un pilier du quartier, en somme, loin de la figure de chef de réseau dépeint parfois dans la presse.
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Il n’en demeure pas moins que cette parcelle du vieux Saint-Ouen est connue pour ses tours, comme pour son trafic de stupéfiants. « C’est vrai que Soubise est un point de vente. Et il n’est pas le seul malheureusement dans la ville, détaille l’ancienne maire PCF. Comme ça, de tête, j’en vois au moins huit. » « C’est un problème qui n’est pas récent, rappelle l’ancien adjoint au maire PS Henri Lelorrain, rencontré par Libération. En 2009, il y avait déjà eu une crise du même type. Il faut dire que Saint-Ouen est un lieu stratégique : coincée aux portes de Paris, la ville est à vingt minutes de métro des quartiers les plus huppés de Paris, c’est un supermarché du shit idéal ! Il y a même des caves à vin sur le chemin de certains points de vente, l’assurance d’une soirée réussie pour certains ! »
Marché noir
Un problème au long cours, qui semble donc perdurer élu après élu, même si chacun y met de la bonne volonté, à l’instar du socialiste Karim Bouamrane, fraîchement investi à la tête de la mairie : « J’ai immédiatement demandé au préfet de mobiliser les moyens nécessaires afin d’éviter une escalade de la violence. J’ai obtenu l’assurance d’un renfort rapide des forces de l’ordre. » Une théorie à laquelle d’anciens Audoniens, comme Henri Lelorrain, peinent à croire : « Vous savez, aujourd’hui, l’ambiance oscille entre tristesse, colère et résignation. Il fait bon vivre à Saint-Ouen, cette crise-là n’est pas le quotidien. Mais force est de constater que ça fait peur. On se sent abandonnés par les pouvoirs publics. Comme s’il y avait un manque de volonté ou une incapacité. Un maire, quel qu’il soit, ne peut gérer ça. »
« Ça », c’est le marché noir. Les points de vente de stupéfiants et le juteux profit qu’ils génèrent. Un problème qui gangrène Saint-Ouen, et contre lequel certains avancent un début de solution. « Il faudrait légaliser, avance Sara, la connaissance de Sofiane Mjaiber. C’est le seul moyen de contrôler ce marché aux enjeux financiers incroyables. » Henri Lelorrain abonde : « Comment enlever les jeunes des rues quand ils gagnent en un mois de quoi passer des vacances dorées à Ibiza ? »
Des questions très sérieuses, qui agitent le débat public, mais sans avancées majeures… « Vous savez, le réseau est très organisé. Les jeunes qui entrent dans le circuit gagnent de l’argent, sont équipés d’une puce téléphonique, nourris les soirs où ils bossent, c’est une véritable entreprise. Capitaliste. Alors, forcément, il y a des guerres », décrit un acteur historique de la ville. « Les fusillades sont devenues courantes, avoue Sara, la voix fébrile. Je pense que cette fusillade est la suite de celle survenue dans la nuit du 4 au 5 juillet [un homme blessé par deux balles, ndlr]. Et je crains que ce ne soit pas la dernière. Les tours de Boute-en-train se vident [une cité rivale, ndlr], les dealers perdent du travail. Ils essaient donc de voir plus loin. »
Avertissement ou vendetta, Saint-Ouen est en deuil depuis cette nuit du 15 septembre. « Le petit jeune était sans doute un guetteur, et peut-être que Sofiane avait fait des conneries dans sa jeunesse, comme beaucoup ici après tout », chuchote un groupe de femmes, mercredi, près de l’une des stations de métro de la ville. « Je ne crois pas à ces théories de chef de réseau. Il avait trop de projets, ses études et tout. Et quand bien même ? Il ne méritait pas de mourir, se désespère la plus âgée, en larmes. Il faut que l’on réunisse tout Saint-Ouen et que l’on organise une marche blanche. Nos enfants ne peuvent plus se faire tuer ainsi. »
(1) Le prénom a été modifié.
Source : Libération.fr