Depuis novembre 2023, la même scène se répète au Sénat, devant la commission d’enquête sur le narcotrafic. Chaque semaine, un nouvel intervenant fait assaut qui d’un néologisme alarmant, qui d’une formule angoissante, qui d’un superlatif effrayant pour décrire l’état de la menace. Magistrats, policiers, gendarmes, avocats, maires… tous s’accordent sur le constat : une nouvelle ère a commencé. L’explosion des saisies de drogue, la pureté des substances, la corruption d’agents de l’Etat, la banalisation de la violence, la professionnalisation des groupes criminels organisés : autant d’indicateurs qui pointent dans le même sens, celui de l’emprise grandissante du narcotrafic.
La France est depuis longtemps le premier pays d’Europe pour le nombre de consommateurs de cannabis. Elle voit aussi les chiffres de la cocaïne grimper en flèche. A ces données s’ajoute une autre, plus récente : notre pays est devenu un carrefour des routes de la drogue, à la croisée des flux du cannabis, qui remontent du Maroc et de l’Espagne, et de ceux de la cocaïne, qui arrivent d’Amérique latine par les ports du nord, Anvers et Rotterdam en tête, suivis désormais par Le Havre.
Pour décrire cette bascule, Le Monde publie le projet « Overdose », douze enquêtes qui documentent l’importation de la drogue sur le territoire, la façon dont elle est vendue, consommée, les dégâts sociaux et sanitaires qu’elle génère. Nous analysons l’évolution préoccupante de la composition du cannabis, de la cocaïne et des drogues de synthèse. Nous plongeons dans le quotidien d’un territoire, la Guyane, et de son système judiciaire, confrontés au trafic. Nous racontons la guerre de la corruption que livrent les trafiquants aux autorités et le combat opiniâtre mené en retour par les enquêteurs, enregistrant des succès probants, mais qui semblent dérisoires face à l’ampleur de la tâche. Nous racontons les morts et leurs assassins, de plus en plus jeunes.
Sur cette réalité, le débat se résume souvent, en France, à deux postures opposées. La première s’incarne dans les opérations « place nette » du gouvernement, mêlant le pire du tout-répressif et du règne de la communication. L’idée que le débarquement avec grand fracas des forces de sécurité – et des médias – pourrait être une solution à des phénomènes si profonds, de si long terme, est un non-sens à désespérer les bons connaisseurs de ces trafics. A commencer par les policiers eux-mêmes, contraints de résoudre dans la précipitation d’un agenda ministériel des enquêtes sur lesquelles ils travaillent depuis des mois.
La seconde est celle autour d’une légalisation du cannabis qui serait la solution suprême pour désengorger la justice et vider des prisons bien trop remplies. L’expérimentation allemande dira si une telle option doit être explorée, mais il ne faudra pas en attendre des miracles. Aucun pays ayant emprunté cette voie n’a résolu pour autant le problème du narcotrafic, dans lequel la cocaïne prend une part chaque jour plus importante. Les groupes criminels s’adaptent quoi qu’il arrive, d’autant plus que la rentabilité entre le coût initial de la matière première et le produit vendu dans la rue est quasi sans équivalent.
La commission d’enquête du Sénat doit apporter des éléments de réponse au défi posé par cet écosystème international. Eric Dupond-Moretti, le ministre de la justice, vient d’annoncer la création d’un parquet national consacré à la lutte contre la criminalité organisée et des avancées sur le statut de repenti. Cette réponse judiciaire est souhaitable mais insuffisante. Elle fait peu de cas de la nécessaire politique sociale à destination des consommateurs, de la refonte ambitieuse d’une politique de la ville, d’une réflexion sur le système carcéral, d’où s’organise aujourd’hui une partie des trafics.
Il est temps de considérer le narcotrafic pour ce qu’il est : un marché ultralibéral dont les caractéristiques sont une production massive et mondiale, une concurrence féroce des prix, un renouvellement effréné du produit et un marketing culturel à l’efficacité redoutable. Il prend racine dans le capitalisme le plus sauvage, prospère sur l’asservissement d’une main-d’œuvre majoritairement issue des quartiers populaires pour enrichir quelques barons vivant un exil doré à Dubaï ou ailleurs. Son ambition est la même, partout où il s’implante : concurrencer l’Etat de droit. Son éradication peut aujourd’hui paraître hors de portée, mais la limitation de tous les maux qu’il génère, de l’insécurité de nos concitoyens au dérèglement de notre société, exige une prise de conscience générale et une mobilisation de tous nos moyens démocratiques.
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