Docteur en sciences économiques diplômé de l’EHESS, l’école des hautes études en sciences sociales, Thierry Colombié est spécialiste de la grande criminalité, à laquelle il a consacré plusieurs ouvrages (dont « la French Connection, les entreprises criminelles en France », éditions Non lieu). Il décrypte la reconfiguration du trafic de stupéfiants à l’heure du confinement et de l’épidémie de coronavirus.
Comment l’épidémie de Covid 19 affecte-t-elle le trafic de drogue ?
THIERRY COLOMBIÉ. Les consommateurs sont confinés, et les approvisionnements sont freinés par le ralentissement des transports. Certes, comme d’autres stockaient le papier toilette en anticipant ce confinement, certains consommateurs ont fait des stocks. Mais les dealers français, eux, en possédaient peu. La drogue est en France un marché à flux presque tendu. L’offre s’est effondrée beaucoup plus que la demande, et cela génère donc une inflation très nette sur les prix, ainsi qu’une baisse de la qualité des produits, beaucoup plus coupés.
D’importantes saisies ont pourtant eu lieu récemment…
Oui, mais il s’agit de marchandises qui avaient été expédiées avant le confinement. Ces saisies correspondent au type de celles que l’on a toujours constatées. Les forces de l’ordre sont encore « aveugles » sur la mise en place de nouveaux types de transports qui mettraient en évidence une pratique « déviée » du trafic.
Les gros opérateurs seraient donc à l’arrêt ?
Avec le confinement, il n’est plus question pour les opérateurs locaux ou régionaux de faire, par exemple, des go-fasts. Ceux qui vont tirer leur épingle du jeu, ce sont ceux que j’appelle « les traders » internationaux. Il s’agit des héritiers de la French Connection, connectés aux exportateurs Marocains de cannabis et surtout de cocaïne. Ce sont eux qui possèdent les « pipelines » de la drogue, et qui alimentent « les grandes surfaces. » Au-delà de la vente à la tonne, ils ont les moyens d’effectuer les livraisons, et de les garantir à leurs clients. Les envois seront de moindre poids pour limiter les risques de saisie, et cela se paiera cher. Mais ils s’adapteront, comme ils l’ont toujours fait.
Comment ?
Les routes de la drogue sont multiples. Je pense qu’on va notamment constater un accroissement des arrivées directement sur le sol français, dans une plus large mesure que ce qui se faisait déjà. En matière de stupéfiants, le Covid-19 rebat les cartes. Les trafiquants néerlandais vont être également beaucoup plus sollicités. Eux ont du stock, nécessaire pour approvisionner les coffee-shops. Au niveau international, ils fournissent également les marchés anglais et allemands. Ils vont reporter une partie de ces stocks en direction de la France, en utilisant par exemple le traditionnel transport routier de marchandises, voire des routes secondaires si cela s’avère nécessaire.
D’ici là, la consommation va donc baisser ?
Je ne le crois pas. Dans une moindre mesure, les commandes à domicile, par exemple via le Darknet, explosent. Surtout, on a toujours officiellement martelé que la France importait la quasi-totalité des produits stupéfiants consommés, et que la vente de drogue concernait essentiellement les cités. C’est une légende urbaine. La France produit du cannabis. On estime à 200 000 le nombre de ceux qui en font pousser. Sans compter la production de drogues de synthèse, beaucoup plus importante sur le territoire, et en Europe, qu’on veut bien le dire.
Il ne s’agit pas des mêmes circuits ?
Pas du tout. On a cette fois affaire à des circuits courts, « festifs », qui peuvent concerner le milieu électro ou celui des étudiants, et prospèrent depuis maintenant une dizaine d’années. Ils sont dans l’ombre, le renseignement territorial ayant délaissé ce secteur pour se concentrer sur les cités et la radicalisation. Comme pour les fruits et légumes, ces circuits courts explosent avec le confinement. En plus du cannabis, ils sont eux aussi multiproduits. Au-delà du local, ils s’approvisionnent par des filières distinctes des filières habituelles de cité, mieux répertoriées. Leur maillage du territoire est très important, et concerne les zones pavillonnaires, rurales et semi-rurales.
Mais comment peuvent-ils compenser l’activité moindre des gros points de vente ?
Cela ne suffira bien sûr pas. En attendant que le business reprenne comme il fonctionnait avant le 17 mars, je crains qu’il y ait notamment un report de la consommation sur des stupéfiants moins prisés habituellement. Il va notamment falloir être très vigilant sur l’héroïne.
Le prix de gros n’a jamais été aussi bas. On sait aussi que c’est une drogue qui prospère sur la misère psychologique et sociale, laquelle va se développer avec les difficultés économiques liées à l’épidémie, qui touchent déjà certains Français. L’héroïne est une drogue prosélyte, qui oblige l’usager à revendre pour assurer sa consommation. Il y a là aussi un risque d’épidémie…
Lorsque l’on sait que le trafic de drogue représente 2,3 milliards d’euros par an sur le territoire, et 0,1 point de PIB, cette crise ne va-t-elle pas aussi affecter les dealers ?
Avec un risque non négligeable d’explosion sociale et d’émeutes urbaines. Au Maroc, dans une région du Rif traditionnellement insoumise, le cannabis fait vivre 800 000 personnes. Les stocks y sont très importants. Et la décision du Maroc, le 6 avril, d’autoriser exceptionnellement les pêcheurs espagnols d’opérer dans ses eaux et d’utiliser ses pêcheries doit à mon sens être aussi analysée en fonction de ces données… Le trafic de stupéfiants représente d’énormes enjeux géopolitiques et sociaux. Il est évident que certaines routes vont être rouvertes pour limiter les tensions. C’est aussi l’un des effets de cette pandémie : faire prendre conscience des enjeux souterrains révélés par cette crise mondiale.