La violence à laquelle le dealer s’est livré à Avignon et dont il est le seul responsable individuellement demeure un phénomène général qui aurait existé sans lui. Et la cause de cette violence généralisée est la prohibition.
Par Mitch Menet.
Le meurtre du policier Éric Masson en Avignon est une tragédie qui endeuille une fois de plus le pays. Mais au-delà de l’émotion, il est intéressant de mettre ce fait de violence en perspective. Si les faits sont avérés, le jugement ne peut être que très sévère envers le meurtrier.
Mais il y a une autre dimension à cette affaire. Comment en sommes-nous arrivés à de telles extrémités ? Pourquoi des dealers sont-ils prêts à tuer plutôt qu’affronter un juge et probablement s’en tirer pas si cher que ça pénalement ? Pourquoi la vente de cannabis concentre-t-elle tant de violence autour d’elle ?
Pour analyser cette affaire et son contexte correctement, il faut d’abord rappeler brièvement les faits tels que rapportés par le procureur d’Avignon Philippe Guémas.
Les faits
Dans le centre d’Avignon, deux fonctionnaires de police sans gilet pare-balles ont enquêté sur un trafic de stupéfiant à la suite d’une plainte de riverains. Le lieu est bien connu pour être un point de deal. Ils repèrent une cliente qui achète, et la suivent pour constituer l’infraction. La femme collabore, admet avoir acheté de la résine de cannabis et remet l’objet de la transaction aux policiers.
C’est à la fin de ce contrôle que deux individus (dont on ne sait pas s’ils sont les fournisseurs de la drogue, mais l’un d’entre eux porte une sacoche, quasiment la tenue de travail des dealers de shit) s’approchent des policiers et leur demandent la raison de leur présence.
Éric Masson s’avance vers eux, décline sa qualité de policier, puisqu’il est en civil, et à ce moment-là, l’individu à la sacoche saisit son arme et fait feu sur lui dans à deux reprises, l’atteignant au thorax. Son collègue policier, 15 mètres en retrait, riposte lui aussi par deux coups de feu et manque sa cible. Les deux individus non identifiés fuient. Éric Masson décède sur place malgré l’intervention des secours.
Après plusieurs jours d’enquête, les deux suspects sont interpellés dans une voiture conduite par un troisième homme. Ils sont inculpés d’homicide volontaire sur une personne dépositaire de l’autorité publique. Cette caractérisation est une circonstance aggravante d’un point de vue juridique.
Il existe quelques imprécisions dans les faits. Un témoin auditif rapporte trois coups de feu et non quatre. Il semble par ailleurs que l’on n’ait finalement que la version rapportée par le collègue d’Éric Masson.
Pour la suite de cet article j’admettrai ce déroulement des faits comme vrai.
Les risques du métier de dealer
Cet événement soulève de nombreuses questions. Et bien que ce ne soit pas un angle populaire, je vais me risquer au périlleux exercice de considérer la situation sous l’angle du criminel.
Qu’est ce qu’un dealer ? En général un dealer professionnel, par opposition au dealer occasionnel ou temporaire, est un délinquant qui exerce cette activité dans un but purement lucratif. Il n’est pas particulièrement amoureux de son métier, n’a pas ou peu de qualification et il est marginalisé de fait par la loi : s’il se fait racketter, il ne peut pas se plaindre.
S’il ne peut pas payer ses fournisseurs il est susceptible d’être mutilé voire assassiné et ne sera pas protégé par la police. Il n’a pas d’assurance maladie, pas de protection juridique, pas de syndicat, pas d’inspection du travail, pas d’horaires. Il détient du cash qu’il ne peut pas déposer à la banque, ainsi que de la marchandise facile à écouler. Un dealer de rue est bien plus susceptible d’être une victime qu’un agresseur et il le sait. Il se doit de vivre au jour le jour et de flamber son fric parce que ses économies ne sont jamais à l’abri.
Récemment l’extradition depuis Dubai vers la France de Moufide Bouchibi, un baron de la drogue français, a mis au grand jour le destin de cet homme qui, par le passé, a été séquestré et torturé durant plusieurs semaines avant que le versement d’une rançon permette de le libérer.
Les règlements de compte à Marseille et ailleurs touchent essentiellement des dealers qui vivent en danger permanent et sont l’objet de racket et de menaces de mort de la part de leurs concurrents, d’autres malfrats opportunistes, parfois de policiers ripoux avides, voire parfois de leurs propres clients.
Qu’on ne s’y trompe pas : dealer de rue est un métier de merde. Ça ne gagne pas si bien que ça, ne permet absolument pas de se construire un avenir. Ça pousse à la paranoïa permanente. Ça a tendance à favoriser les plus brutaux d’entre eux et donc à pousser les moins violents à la barbarie afin de s’adapter.
Et une fois vraiment lancé dans ce métier, il est compliqué d’en sortir. Les partenaires s’inquiètent de la cessation d’activité d’un dealer : toutes les dettes sont-elles bien réglées ? Va-t-il tout balancer ? N’a-t-il pas du fric caché pour sa reconversion qui serait mieux dans une autre poche ? Ne va-t-il pas être une bonne victime potentielle de chantage s’il veut garder le secret sur son passé ? N’est-il pas un partenaire commercial qui vient de perdre tout intérêt et qu’il convient de balancer à la police pour acheter une tranquillité d’indicateur ?
La prohibition en question
Or, toutes ces caractéristiques spécifiques au métier de dealer, et particulièrement ceux en bout de chaîne de distribution, n’ont rien à voir avec le produit en lui-même. Ce sont des phénomènes inhérents à la nature juridique de l’activité.
La vente d’alcool sous la prohibition aux USA a abouti exactement aux mêmes phénomènes, alors qu’en France nos vignerons sont au contraire des personnes respectables et même estimées en tant qu’acteurs de la tradition et de l’identité culturelle du pays.
La vente de nourriture au marché noir pendant les restrictions alimentaires en temps de guerre produisent également les mêmes effets. Les dealers de pâté de foie de volaille s’entretuaient sous l’occupation nazie comme les dealers de cannabis actuellement.
Le fait de proposer des services aux prostituées, comme assurer leur sécurité ou leur fournir un lieu de travail, souffre des mêmes travers violents en France mais pas en Allemagne ou en Espagne, ces activités y étant soumises à la régulation gouvernementale.
C’est dans ce contexte de contrebande, certes choisie par l’auteur des faits, que s’est produite cette tragédie. Mais la prohibition est un choix qui n’est pas celui du dealer. Le jeune homme qui a tué le policier est une petite racaille embarquée dans la prohibition par facilité fantasmée et manque d’imagination. La violence à laquelle il s’est livré et dont il est le seul responsable individuellement demeure un phénomène général qui aurait existé sans lui. Et la cause de cette violence généralisée est la prohibition.
Dans un tel contexte, il n’est absolument pas surprenant qu’un dealer tire sur un policier en civil qui s’identifie. De fait, prétendre être un policier pour extorquer son prochain est une banale technique criminelle. Des faits divers impliquant des faux policiers défraient la chronique régulièrement. Dans le secteur de la vente de biens illégaux, la probabilité est très élevée que des personnes s’identifiant comme policiers en civil soient en fait des malfrats.
Crier Police est la portée de n’importe qui. Avoir un brassard orange n’est PAS une preuve suffisante. Et les policiers sont informés de cette situation. Il n’est absolument pas étonnant que des personnes ayant choisi cette activité de dealer de rue soient prêtes à utiliser une arme au moindre incident et à la moindre mention du mot police.
Ce n’est pas excusable, mais ce n’est vraiment pas étonnant non plus. Dans ce contexte, comment se fait-il que les policiers soient autorisés à pratiquer ce genre d’opération sans gilet pare-balles ? Je rappelle que le policier Masson a été touché au thorax. Un simple gilet lui aurait sauvé la vie.
Des policiers maltraités
Dans ce même contexte, je m’interroge sur l’incapacité de son collègue à toucher un homme à 15 mètres avec son arme de poing. Atteindre un homme de taille normale, même mobile, à 15 mètres est un tir facile pour quiconque sait manier une arme. Je m’interroge vraiment sur le niveau d’entraînement de ces agents.
Les faits sont formels : ils étaient moins bien préparés que des petites racailles de 19 et 20 ans. Ce fiasco est certes le résultat d’une initiative criminelle impardonnable, mais on peut vraiment s’interroger sur le niveau de préparation des forces de police en question. Si c’est bien un guerre, comment se fait-il que nos soldats s’y rendent à ce point là avec la fleur au fusil ?
Ce lieu de deal en centre-ville d’Avignon est connu. Si nous sommes bel et bien en guerre contre la drogue, pourquoi des lieux de deal connus depuis des années sans présence policière nuit et jour jusqu’à ce que le trafic cesse ? Pourquoi pas des planques organisées sur plusieurs semaines pour caractériser des infractions lourdes ? S’il s’agit d’une guerre, pourquoi ne pas concentrer tous les moyens régaliens pour la gagner, au lieu de petites escarmouches avec des troupes mal préparées et mal formées ? Si nous sommes en guerre contre ces dealers, pourquoi la population est-elle désarmée face à des ennemis violents, armés et prêts à faire feu ?
Cette guerre déclarée par l’État en 1916 place la population entre des policiers armés, mal préparés et mal entraînés et des dealers que tout incite à la violence la plus aveugle. Et quand les citoyens pris en tenaille entre ces deux camps s’arment pour sauver leur peau, la police se retourne contre eux. Après les avoir mis en danger et abandonnés il leur est interdit de se protéger eux-mêmes.
Bien sûr, les policiers ne font qu’exécuter les ordres et tentent de gagner leur vie honnêtement pour la plupart. Ils font parfois ce métier avec des moyens ridicules et sont malgré eux les acteurs de l’injustice, d’où leur grand mal-être. Cela explique aussi pourquoi la population a une telle défiance vis-à-vis de la police alors que nous devrions les aimer au même titre que nous aimons nos pompiers, nos sauveteurs, nos urgentistes. Mais ce n’est pas le cas, et ça s’explique.
Une guerre imaginaire
Le cannabis représente l’immense majorité de la drogue consommée en France et en Europe de manière générale. On parle de centaines de milliers de consommateurs quotidiens, de millions de consommateurs réguliers (plus d’une fois tous les 10 jours), de DIZAINES de millions de consommateurs occasionnels.
Si nous devions gagner les guerres contre la drogue, le taux d’incarcération ferait passer la Chine de Mao pour le pays des bisounours ! Avons-nous vraiment envie de gagner cette guerre ? En est-ce vraiment une ? Si c’est le cas, déclarons la guerre aux Pays-Bas !
Mon humble avis est que ce n’est pas une guerre. C’est une lubie qui tient de l’hystérie collective, de la panique et de la déresponsabilisation.
Dans l’histoire du meurtre du policier Masson, la jeune femme qui est allée de son plein gré acheter du hachisch à ces dangereux délinquants semble être pacifique. Elle n’oppose aucune résistance aux policiers et leur remet sans hésiter la drogue qu’elle vient d’acheter. Elle est très représentative des consommateurs de drogue : une personne simple, sans histoire qui achète un produit végétal aux propriétés psychotropes.
Elle n’est pas violente et inconnue des services de police. Elle ne crée pas de nuisance particulière. Or c’est contre elle que cette guerre a été déclarée. L’initiation de la violence s’est faite contre des personnes comme elle. Et c’est à la suite de cette initiation de la coercition par l’État, qui a décidé la prohibition, que la situation a dégénéré en grand banditisme et en violence la plus absurde.
Les coffee-shops hollandais sont dans l’ensemble des lieux paisibles sans racket ni extorsion, sans menaces ni de gangsters ni de policiers et où les tenanciers coopèrent avec la police lorsque celle-ci arrive au lieu de leur tirer dessus.
L’ignoble meurtre d’Éric Masson fait partie du prix réel de la prohibition. Et il n’est qu’une toute petite partie de la somme. Les règlements de compte sont une autre partie du prix, les victimes collatérales de non consommateurs, non revendeurs, non policiers, sont aussi une partie du prix à payer.
Des solutions
Mais alors, que faire ? Il n’est évidemment pas souhaitable que des personnes aussi peu recommandables tournent devant les lycées et les collèges pour écouler leur camelote. « Il faut faire quelque chose » se traduit en France par « l’État doit prélever des impôts pour mener une action que je ne veux pas mener moi même. »
Il est en effet opportun de soutenir les parents dans leur rôle éducatif afin qu’ils aient le contrôle sur la consommation de leurs enfants. Personne ne s’oppose à l’interdiction de la vente de cannabis aux mineurs… à commencer par ces derniers. Mais pour les autres, au nom de quoi leur interdire d’utiliser cette plante ? Sommes-nous cohérents ? La raison invoquée est-elle une raison que nous suivons toujours ? Appliquons-nous toujours ce raisonnement ? Mes détracteurs me voient venir dans une évidente comparaison avec le vin, mais cela va beaucoup plus loin.
Beaucoup de prohibitionnistes soutiennent que la drogue abolit le jugement, rend stupide, agressif… Tout n’est pas faux, mais exagéré. La prise de cannabis n’est pas sans conséquences néfastes mais les bouffées délirantes sont très rares. Ces mêmes prohibitionnistes sont scandalisés quand la défense du meurtrier de Mme Halimi argumente que sa consommation de cannabis a aboli son jugement.
J’aurais plutôt tendance à voir les choses comme Pittacos de Mytilène. Ce tyran de Lesbos avait décrété que les crimes commis sous influence du vin (seul alcool disponible en Grèce au VIe siècle avant notre ère) seraient passibles d’une double peine. La drogue comme circonstance aggravante me semble plus pertinente que le jusqu’auboutisme de la prohibition qui finit, dans sa folle logique, par donner un permis de tuer aux pauvres consommateurs victimes.
Les prohibitionnistes sont les avocats de la violence. Ils veulent maintenir la coercition là où a priori elle est absente. Les dealers ne vont pas voir les policiers, ce sont les policiers qui approchent les dealers. Les dealers ne forcent personne à consommer leur marchandise. A priori, ils ne sont pas les initiateurs de la violence. Ceci n’excuse en rien le meurtre de ce policier pour quelques barres de mauvais haschisch, ni ceux des policiers dévoués et des petits délinquants abattus à la Kalachnikov.
Mais il fallait des résultats pour la campagne politique de Darmanin. Les libertés individuelles, la vie de quelques policiers, la sécurité de la population peuvent bien être sacrifiées pour l’ambition politique de nos dirigeants qui ont désespérément besoin de bouc émissaire pour justifier leur existence et leur pouvoir.
Source : Contrepoints.org