Dubaï, prison dorée des « narcos »
Les établissements de bord de mer de l’île de Palm Jumeirah sont très appréciés par les touristes occidentaux et les trafiquants fortunés.
Paradis de la finance opaque, la ville émiratie a tout pour plaire aux cadres du trafic de drogue, qui s’y mettent au vert. Plus de la moitié des cinquante narcotrafiquants les plus recherchés de France résident dans les émirats
Christopher Vincent est un voyageur soucieux de son confort. Un sexagénaire toujours prêt à gratifier de commentaires élogieux les lieux ou les personnes fréquentés, en particulier à Dubaï, aux Emirats arabes unis, où plus d’une centaine de ses avis, émis sur Internet depuis 2019, ont été décomptés par le site d’investigation Bellingcat. Un jour, il décerne trois étoiles à un restaurant de burgers situé dans une galerie marchande du centre-ville. Un autre, il salue le département du tourisme et des affaires de Dubaï, jugeant ses officiers de sécurité « très serviables ».
Vérifications faites, Christopher Vincent s’appelle, en réalité, Christopher Kinahan Sr, plus connu sous le sobriquet de « Christy » au sein de la pègre irlandaise. Ce n’est pas un touriste comme un autre : le gouvernement américain promet une récompense de 5 millions de dollars (4,66 millions d’euros) à toute personne susceptible de faciliter sa capture. Idem pour son fils Daniel, connu pour sa proximité avec le milieu de la boxe.
La traque des Kinahan père et fils ne se mène pas d’un pays à l’autre, mais à l’intérieur des 35 kilomètres carrés de Dubaï, micro-Etat d’où bien des figures du narcobanditisme international, dont plusieurs Français, narguent les polices. Depuis la fin des années 2000, cet Emirat aux 3,6 millions d’habitants, dont 93 % d’étrangers, s’est imposé pour eux comme un refuge idéal. Selon une source au sein du ministère de l’intérieur, « plus de la moitié des cinquante trafiquants de stupéfiants les plus recherchés de France résident actuellement dans les Emirats ». C’est à Dubaï qu’ils prennent la tangente quand les enquêteurs se font trop pressants. C’est encore à Dubaï qu’ils se mettent à l’abri en cas de vendetta sur le sol national. « Dub Dub », comme l’appellent les exilés francophones, est aussi un paradis de la finance opaque, où ils peuvent transférer les bénéfices du deal.
« Mais viens un peu à Dubaï ! », lançait, en 2021, l’influenceuse Maeva Ghennam à un ami d’enfance rescapé d’un règlement de comptes, sur fond de trafic de drogue, à Marseille, lors d’un échange capté par la police française. Comme plusieurs autres vedettes de la télé-réalité, elle a déménagé aux Emirats en 2020. « Moi, moi je remets plus les pieds à Marseille. (…) Tout le monde veut nous racketter. (…) C’est pas cher, c’est 400 euros le billet. Mon frère s’il te plaît viens à Dubaï ! S’il te plaît. Viens, on rigole à Dubaï, on se régale… Tu sais, j’ai une maison elle fait 1 200 mètres carrés. »
Choisir Dubaï ne revient pas à s’enfouir dans le désert, mais plutôt à se fondre dans la masse. La création d’une société facilite les choses puisqu’elle permet d’obtenir un visa de résidence. Peu importe la nature de cette entreprise et la réalité de ses activités, qu’il s’agisse d’une boutique de barbier, d’un bar à chicha, d’une agence de location de voiture de luxe ou de services touristiques, les « narcos » français disposent ainsi d’un ancrage sur place. Ils peuvent vivre en « expats », mais aussi cohabiter avec d’autres narcotrafiquants, parfois concurrents, voire ennemis jurés, sous une forme de pax mafiosa tacite qui doit beaucoup à l’arsenal sécuritaire dissuasif de l’émirat.
« Ici, les narcotrafiquants ne se salissent pas les mains, ils sont en “mode oasis” », confirme un avocat spécialisé dans ce type de dossiers. Au long des filatures et des écoutes téléphoniques, les enquêteurs français constatent à quel point leurs « clients » profitent de cette vie sans nuages ni impôts. Un trafiquant havrais se balade en famille dans le Dubai Mall, l’un des plus vastes centres commerciaux au monde. D’autres s’offrent des excursions dans les dunes, immanquables même quand on est sous le coup d’un mandat d’arrêt.
Quant au « souk de l’or », dont les poubelles dorées brillent autant que les pendentifs exposés en vitrine, il est connu comme un lieu de recyclage de l’argent liquide, accepté sans limite ni curiosité par certains commerçants.
Un récent rapport d’Europol analysant les principaux groupes criminels organisés d’Europe indique que la ville est devenue « un centre de coordination à distance », où résident des « cadres » des organisations. Une affaire jugée à Marseille du 11 au 28 mars le prouve : le dossier dit « de la cité des Oliviers A », particulièrement emblématique du narcobanditisme local.
Amdjad A., 34 ans, qui se présente comme « sans profession » devant les policiers marseillais, avait, au fil de « missions » régulières, « monté de l’argent à Dubaï » depuis les places de deal de la cité. Il s’y était ensuite établi pour gérer ses affaires à distance, muni de son téléphone crypté PGP, tandis que sa famille était restée à Marseille. « En fait, c’est que le PGP qu’il regarde, donc ça commence à me caner », se plaint son épouse auprès de son frère, sur une écoute captée en 2021. Dans une autre conversation, la jeune femme suggère que ce sont désormais les investissements immobiliers de son conjoint qui assurent son train de vie – un patrimoine qu’elle estime alors à environ 5 millions d’euros.
Fin de cavale
Amdjad A. faisait alors partie de ces « most wanted » qui « mènent une vie rêvée » dans les Etats du Golfe, selon la formule du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, le 10 avril, lors de son audition devant la commission sénatoriale sur le narcotrafic. Ces fugitifs ne peuvent pourtant pas être totalement insouciants. La pression des enquêtes internationales les oblige à rester sur le qui-vive, comme en témoigne cet échange de SMS entre la femme d’Amdjad A. et son frère.
« Moi je te dis, maintenant Dubaï, ça y est, ils vont faire comme Interpol, les gens ils ne pourront plus aller là-bas. (…)
— C’est-à-dire maintenant dans quelques années, ils vont dire : “Monsieur vous travaillez dans quoi, qu’est-ce que vous faites ?”, tu vois ce que je veux dire. (…)
— En tout cas, franchement, c’est fatigant.
— T’as vu, c’est fatigant ouais.
— C’est tout, c’est fini la fête, maintenant ils le savent. »
La « fête » a effectivement connu une fin brutale pour une poignée de narcotrafiquants de haut rang. Il faut dire que l’installation à Dubaï n’offre pas une immunité inviolable. Elle implique d’abord de renoncer à sa liberté de voyager. Amdjad A. a appris l’importance de cette règle à ses dépens. Lors d’un aller-retour en France en novembre 2021, il a été cueilli par la police au domicile de ses parents, à Marseille. Condamné le 28 mars à huit ans de prison et à une amende de 100 000 euros par le tribunal correctionnel de Marseille, il a fait appel de cette sanction.
Rester bien au chaud dans les frontières de l’émirat ne prévient pas non plus tous les risques. En témoigne la chute de deux « ambassadeurs » du savoir-faire français en matière de narcotrafic : « Marcassin » et « Mouf ». Hakim Berrebouh, dit « Marcassin », avait trouvé refuge à Dubaï après avoir survécu aux tueries de la cité des Flamants, à Marseille, qui avaient coûté la vie à son frère. Il gérait depuis là-bas une rente de cannabis combinée ensuite à des importations de cocaïne, comptant sur les failles de la coopération internationale. Las, il a été discrètement arrêté et extradé des Emirats en février 2021. Depuis, il est détenu en France, dans l’attente de la fin de l’instruction, pour un éventuel renvoi devant la cour d’assises spéciale.
Moufide Bouchibi, dit « Mouf », parfois « Ghost » (« fantôme ») pour sa faculté à disparaître des radars, a au contraire eu les honneurs d’une mise en scène hollywoodienne signée de la Dubai Police, destinée à la fois à afficher son efficacité et sa bonne volonté en matière de coopération internationale. Sur une vidéo au montage survitaminé, postée le 1er avril 2021, on voit l’interpellation du trafiquant français, qui se baladait en bermuda avec sa valise à roulettes dans un parking. Voilà dix ans que ce baron du cannabis était en cavale. En février 2022, il a finalement été condamné à dix-huit ans de prison en appel par la justice française.
Mélange des réseaux
Ces trois cas, si emblématiques soient-ils, sont des exceptions à la règle : si les interpellations sont régulières, les extraditions sont très compliquées. En 2023, le parquet de Paris a recensé six arrestations faisant suite à des mandats internationaux, sans qu’aucun de ces individus ait encore été remis aux autorités françaises. « La coopération policière fonctionne, mais c’est l’aspect judiciaire qui bloque », a confié Gérald Darmanin au Monde. De fait, plusieurs cibles majeures de la police française profitent de cette zone grise diplomatique.
C’est le cas de Tariq K., dit « Bison », qui tarde à être extradé. A Dubaï, cet homme de 38 ans, soupçonné notamment d’être derrière l’importation de plus de 3 tonnes de cocaïne saisies à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), était un flambeur comme un autre, amateur de montres Richard Mille, mais aussi un pilote de course renommé. Des clichés le montrent triomphant, sur le podium de la Gulf Radical Cup, une compétition très populaire, avant que la photo de sa notice rouge d’Interpol le rattrape : le 25 juillet 2022, il est arrêté. La procédure d’extradition, comme d’autres, est encore « au point mort »,déplore-t-on au palais de justice de Marseille.
Preuve de l’importance stratégique de Dubaï sur la carte des trafics, les magistrats marseillais ont adressé à l’émirat pas moins de douze commissions rogatoires internationales – dont sept sont toujours en cours – depuis 2021, qu’il s’agisse de dossiers de blanchiment ou de procédures de saisie de comptes bancaires et de biens immobiliers de membres du narcotrafic.
Aux étages les plus élevés du palais de justice de Paris, dans les bureaux de la juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée, Dubaï est encore qualifié d’« eldorado ». « Les extraditions sont une question juridique, mais aussi de négociations diplomatiques où il peut y avoir des incompréhensions culturelles, explique Laure Beccuau, procureure de Paris. Il nous manquait un outil : le magistrat de liaison. Nous avons beaucoup d’espoirs en sa personne. » La magistrate fait ici référence à Philippe Salomon, rompu aux dossiers complexes de trafic de stupéfiants, dont Le Monde avait révélé l’installation à Dubaï, fin avril. Sa mission : faciliter les échanges avec les autorités judiciaires locales.
Si les narcotrafiquants peuvent craindre les efforts diplomatiques des autorités judiciaires françaises, ils doivent aussi se méfier… de leurs propres turpitudes. Leur sort peut parfois être précipité par des délits mineurs, qui les entraînent dans une spirale inextricable. Ainsi, c’est pour avoir fui les lieux d’un accident de la route que Quincy Promes est désormais sous la menace d’une extradition vers les Pays-Bas, son pays de naissance. Cet homme de 32 ans possède l’un des CV les plus étonnants parmi les « expats » dubaïotes. Connu du grand public pour sa carrière de footballeur et ses 50 sélections sous le maillot de l’équipe nationale néerlandaise, il a été condamné en février à six ans de prison, à Amsterdam, dans une affaire d’importation de plus d’une tonne de cocaïne.
Fin avril, il patientait encore à Dubaï, dans une cellule collective avec une vingtaine de codétenus.
« Ici, la détention provisoire est quasi illimitée, surtout si le prévenu est impliqué dans plusieurs dossiers », souligne Me Romain Astruc, avocat installé dans les Emirats depuis plus de dix ans. Son cabinet, logé au sous-sol d’un hôtel, reçoit aussi bien des entrepreneurs, des voyous que des touristes. « Les réseaux des influenceurs, du football et des trafiquants de stupéfiants se mélangent souvent », précise Me Astruc.
Les habitudes des « narcos » français illustrent bien cette imbrication des différentes couches de la petite société dubaïote. Ils sont ici avant tout considérés comme des businessmen dotés – et pour cause – d’une forte capacité d’investissement. Leurs dîners de travail se tiennent aux mêmes adresses que ceux des cadres des grandes entreprises, par exemple au Dubai International Financial Center. Les étages de ce complexe d’affaires accueillent des cabinets d’avocats et les locaux de sociétés fiduciaires, alors qu’au rez-de-chaussée s’alignent les restaurants : des établissements chics – tenue « elegant smart » exigée – où la liste des convives peut s’apparenter à un bottin du gotha criminel.
Ces têtes de réseaux n’hésitent pas non plus à avoir comme adresse la tour la plus iconique de Dubaï, la Burj Khalifa, haute de 828 mètres. Selon les informations du Monde, plusieurs trafiquants français de premier plan ont habité les lieux. Ce fut aussi le fief d’Edin Gacanin, un criminel bosnien d’envergure internationale, membre d’un réseau d’importation de cocaïne désigné par Europol comme le « super cartel ». Alors que toutes les polices du monde étaient à ses trousses, cet homme assumait de vivre dans l’un des lieux les plus sécurisés de la ville, où chaque visage est « screené » une fois qu’il passe les portiques du hall d’entrée. Arrêté en novembre 2022, il a depuis été libéré sous caution et serait aujourd’hui toujours en cavale.
Criminalité cosmopolite
« Le degré de précaution en matière d’anonymat est très variable, confie un enquêteur européen. Certains des gros poissons vivent en jonglant avec de fausses identités, changent de domicile et de voiture constamment, quand d’autres laissent des indices parfois évidents, ne serait-ce qu’avec l’inscription de leurs enfants dans les écoles internationales, ou leur présence lors d’événements sportifs dans les tribunes présidentielles, au plus près des hauts responsables politiques. »
Cette proximité avec certains décideurs émiratis peut être un atout pour favoriser la cavale. A plusieurs reprises, les autorités françaises se sont interrogées sur de possibles fuites d’informations au bénéfice de trafiquants. Ainsi, diverses sources ont affirmé au Monde que Reda Abakrim, narcotrafiquant franco-marocain, avait été prévenu de l’arrivée d’une équipe de policiers français venus l’interpeller fin 2020, ce qui lui avait permis de fuir vers le Maroc. Un répit de courte durée : il doit bientôt être jugé en appel dans ce pays pour un assassinat.
Pour éviter d’attirer l’attention, les groupes les plus structurés opèrent une séparation nette entre leurs activités criminelles dans leur pays d’origine et le centre de « commandement et contrôle » établi à Dubaï, explique David Caunter, directeur adjoint des réseaux de lutte contre le crime organisé à Interpol. « Mais il est évident que les pays qui autorisent l’implantation de groupes de crime organisé sur leur territoire verront également la violence se déchaîner sur place. Le jour où un narcotrafiquant y sera assassiné sonnera comme un signal d’alarme sur l’infiltration criminelle. » Un exemple revient : celui de la « tuerie de Duisburg », ce sextuple homicide de la’Ndrangheta calabraise commis devant une pizzeria de cette ville du nord de l’Allemagne, le 15 août 2007, qui révéla l’infiltration mafieuse outre-Rhin. Un Duisburg sous le soleil : voilà le genre d’événement qui pourrait un jour faire basculer Dubaï du paradis vers l’enfer pour les « narcos »…
Actuellement, les faits divers émiratis sont d’une autre teneur : ils racontent une forme de criminalité cosmopolite de basse intensité, fondée avant tout sur les arnaques financières ou la contrebande. Ces criminels en col blanc sont chassés par Mazhar Farooqui, dit « Maz », enquêteur du journal local, le Khaleej Times. Intarissable sur les opérations de police autant que sur les livraisons de drogues de toutes sortes, il a une bonne connaissance des rapports de force émiratis. « Les Français ne constituent qu’une petite part des criminels internationaux présents ici, leurs cas ne sont pas une priorité, estime-t-il. Ce qui inquiète le plus les autorités, c’est le risque de déstabilisation politique, en particulier en provenance des organisations criminelles chinoises. »
Détente et consommation
Il y a également un sujet avec lequel, paradoxalement, la police dubaïote ne plaisante pas : la drogue. Quel que soit leur domaine de prédilection, les trafiquants ayant fait de Dubaï leur tanière savent que le moindre gramme de substance stupéfiante découvert en leur possession peut couper court à leur exil doré. Les Emirats déploient, en effet, une législation antidrogue parmi les plus répressives au monde. Explications de Mohammed Baqer, lieutenant spécialiste des narcotiques à la Dubai Police : « Dubaï, c’est avant tout un hub où on trouve tout venant de partout, et les drogues ne font pas exception. En matière de lutte contre les stupéfiants, comme pour les crimes les plus graves, le défi consiste à réduire au minimum le temps de résolution des enquêtes, en utilisant la coopération internationale autant que les dernières technologies. »
En visant ainsi un taux de criminalité minimal, les autorités veulent projeter l’image d’une destination sûre, propice à la détente et à la consommation. Une carte postale semblable à cette plage de Palm Jumeirah, si apaisante quand le soleil s’estompe et que scintillent au loin les tours du quartier de Dubaï Marina. Un verre de gin tonic à la main, en short et chemisette, un professionnel des cryptomonnaies, qui loge en voisin dans un palace, se fait peu d’illusions sur certains de ses partenaires en affaires. « Ici, on achète des voitures ou des maisons juste par un transfert de crypto, sans que cela laisse de trace et sans avoir à justifier de l’origine des fonds, dévoile-t-il. Certains agents immobiliers te trouvent eux-mêmes la personne qui t’échange les cryptos. »
Au fil des chantiers et des échafaudages qui remodèlent la ville en continu, le secteur de l’immobilier s’avère le plus porteur, avec plus de 120 000 transactions en 2023, contre 53 000 en 2018, pour réinvestir l’argent du crime. C’est sous le couvert de l’anonymat, et à mots prudents, que les experts du marché local décrivent ces investisseurs si particuliers qu’ils affublent du simple qualificatif de dodgy (« roublard ») : « Les riches clients, quel que soit leur background, sont à la recherche de la même chose : un environnement ensoleillé, sans taxe et sans drogue. »
L’ambition affichée de l’émirat de multiplier sa population par deux d’ici à 2040 a de quoi favoriser ces opportunités d’affaires. Mais aussi nécessiter, en urgence, la constitution d’autorités de surveillance pour assainir le marché de l’immobilier et de la finance, au risque de faire définitivement passer Dubaï pour un paradis des gangsters. Interrogé par Le Monde, un expert local en matière de lutte contre le blanchiment reconnaît que le bureau exécutif de la lutte antiblanchiment et contre le financement du terrorisme, créé en 2021, mesure l’ampleur de la tâche. « Traditionnellement et culturellement parlant, même à l’époque où Dubaï était un repaire pour les marchants de perles, l’usage du cash est très répandu, de même que le Hawala [un système de paiement informel utilisant un mode de transfert d’argent par le biais des intermédiaires hors du système bancaire]. Désormais, nous devons protéger notre système financier ainsi que l’attractivité de notre économie en faisant de la saisie et de la confiscation des avoirs criminels des priorités absolues et nécessaires. »
Selon des chiffres obtenus par Le Monde, 1,4 milliard de dollars ont été confisqués entre décembre 2021 et juin 2023 aux Emirats arabes unis en lien avec des affaires de blanchiment, et 899 criminels ont été extradés depuis 2020, dont 43 impliqués dans le blanchiment. Les autorités, réticentes à communiquer sur les sujets qui pourraient écorner l’image de carte postale de Dubaï, ont une priorité : ne plus revivre la situation de 2022, quand le pays a été placé sur la « liste grise » des pays accusés de ne pas en faire assez en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et contre le financement du terrorisme. Se retrouver ainsi mis à l’index par le GAFI – le Groupe d’action financière, un organisme intergouvernemental réunissant 40 pays, dont l’ensemble du G7, et auquel collaborent les pays du Golfe – a été vécu comme un « traumatisme ». « Les secteurs de l’immobilier, des métaux précieux, l’or en particulier, et des cryptomonnaies sont fondamentaux, car ce sont eux qui ont amené le GAFI à placer les Emirats sur leur “liste grise” », explique l’expert local interrogé. Le pays en est sorti en février. Pour preuve de sa bonne volonté, il a donné au propre frère du président, Mohammed Ben Zayed, la haute main sur les sujets relatifs au blanchiment.
Est-il possible de se défaire de ces businessmen douteux mais essentiels à l’économie ? « Quand on les pressurise, ils sont résilients, prévient un enquêteur spécialisé dans la criminalité organisée. Ils iront vers des pays qui ont besoin d’une nouvelle infusion de cash, des endroits où ils peuvent s’installer incognito, où ils peuvent laver leur argent comme leur réputation. » Certains narcotrafiquants se sont déjà orientés vers d’autres destinations, après un calcul bénéfice-risque. Les magistrats spécialisés évoquent ainsi la Turquie, les pays du Maghreb, quelques points de chute en Asie du Sud-Est. Même les Kinahan, dit-on, ont des envies d’ailleurs et prospecteraient sur l’autre rive du golfe Persique, en Iran…
La compétition pour attirer ces expatriés aux poches pleines pourrait se jouer au sein même des Emirats arabes unis. Dubaï la flambeuse attise la jalousie de certains des six autres émirats voisins, jusqu’alors plus discrets. Des zones disposées à attirer l’argent, d’où qu’il provienne, où tout est encore à construire. L’un de ces projets ne manque pas de provoquer la fièvre comme d’aiguiser les soupçons : l’ouverture, prévue en 2027, du premier casino du pays, sur une île artificielle gagnée sur la mer à Ras Al-Khaïma, alors même que les jeux d’argent sont prohibés par la loi islamique. Le nom du développeur de ce projet, l’entreprise américaine Wynn, évoque une ruée vers l’or d’un autre temps, tout aussi sulfureuse. C’était il y a plus d’un siècle, à Las Vegas (Nevada). Un coin désertique où trafiquants et contrebandiers avaient su créer un paradis pour leurs affaires.
Le projet « Overdose »
« L’infiltration de nos sociétés par les réseaux criminels dépasse toutes les fictions. » Ainsi s’exprimait, en 2022, la procureure de Paris, Laure Beccuau, pour qualifier la situation en matière de trafic de drogue en France. Deux ans plus tard, le tableau s’est encore assombri. Avec toujours de nouveaux records de saisies de drogue pour la police, et de profits réalisés pour les organisations criminelles. Le Monde a enquêté plusieurs mois durant sur l’emprise du narcotrafic en France, de l’importation à la vente, de la corruption au meurtre, des bancs de la justice aux programmes de désintoxication… Douze grands formats, à paraître d’ici au 11 mai et à retrouver dans ces colonnes et sur Lemonde.fr. (Cet article est l’épisode 7 de la série Overdose.)
Dans la même série « Overdose » :
Edito « Overdose » : Trafic de drogues : un dérèglement de nos sociétés, une menace pour nos démocraties
Episode 1 : Arnaques covid et cocaïne : la chute du « cartel du sucre »
Episode 4 : L’ubérisation de la drogue rebat les cartes du trafic
Episode 5 : Narcotrafic : l’affaire de fuites qui ébranle la PJ de la Seine-Saint-Denis