Passage obligé des « mules » qui transportent la cocaïne jusqu’en métropole, l’aéroport Félix-Eboué, à Cayenne, est devenu un hub de la drogue en Amazonie et le théâtre d’une bataille entre trafiquants et autorités
Dans le hall de l’aéroport, la mère est encore en train d’agiter la main en signe d’au revoir que la fille est déjà consignée dans un local à part, où une douanière épluche sa valise, les doigts gantés de caoutchouc. « Quelque chose à déclarer ? De la drogue ? », demande l’agente. La fille fait non de la tête. Un jean extra-large, un caraco qui lui découvre le nombril, elle a 17 ans et en paraît 12. Sa grande sœur l’a invitée pour les vacances scolaires en métropole. C’est la raison de son voyage, déclare-t-elle.
D’un coup, la douanière se fige : elle vient d’extraire deux sprays de laque pour cheveux au milieu des vêtements. Leur poids l’intrigue. Alors, avec des gestes de comédienne sûre de produire son effet, la fonctionnaire annonce à la fille : « Regardez : je vais effectuer devant vous un test à la cocaïne. Si l’indicateur rose vire au bleu, c’est positif. » Elle cisaille le haut du spray, odeur âcre, matière compacte, où est plongé le révélateur. Bleu ! Dans la pièce, personne n’a l’air étonné, surtout pas la fille. Aucune émotion ne passe sur son visage, sauf peut-être une moue, fugace, pour soupirer : « On m’avait dit que je pourrais facilement me faire de l’argent et tout. »
A Cayenne, en Guyane, l’aéroport Félix-Eboué paraît l’endroit le moins dépaysant pour qui arrive de l’Hexagone : il ressemble à une petite infrastructure de province, des loueurs de voitures dans le hall, un unique duty free à l’ambiance bon enfant, 500 000 passagers par an, deux vols quotidiens vers Paris, une seule piste. Félix-Eboué est pourtant devenu l’épicentre d’une bataille symbolique autour de la cocaïne. Entre 15 % et 20 % de la « blanche » pour la métropole y transitaient par avion en 2020, selon la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives. Mais les chiffres sont traîtres ici, ils entraînent parfois sur de fausses pistes. Ce qui se joue à l’aéroport de Cayenne tient peut-être moins au volume du produit qu’au nombre d’êtres humains impliqués dans son transport : des dizaines de milliers de « mules », comme on appelle les passeurs.
Aujourd’hui, tout le monde ne trafique pas en Guyane, mais le trafic touche tout le monde. D’année en année, ces mules ont fini par représenter jusqu’à un quart des passagers vers Paris, soit de 50 à 80 personnes par vol en 2022, selon Air France et Air Caraïbes. « Le phénomène a pris une ampleur terrible, une hécatombe. Plus une famille n’est à l’abri », raconte Francesca Félix, première adjointe à la mairie de Matoury et présidente de l’association Urgence mules. Chaque jour, elle se demande : « Qui va tomber ? » En 2020, c’était sa propre fille, talentueuse élève infirmière, 300 grammes de coke dans la valise. De même que onze policiers stagiaires, un joueur de basket, des élus, un pompier ou un ambulancier en service. Aucun n’était consommateur. Aucun n’avait de casier.
Il y a vingtaine d’année encore, rien ne prédestinait la Guyane à devenir un hub de la « blanche » en Amazonie. Elle se classait même en bas de la liste, quand les cartels colombiens ont cherché les meilleures voies d’accès pour conquérir le marché européen. Le pays voisin, le Suriname, semblait en revanche le candidat idéal. « Narco-Etat » – et s’en cachant à peine –, il offrait de plus une entrée facile vers le Vieux Continent, via les Pays-Bas, l’ancien pays colonisateur. C’est donc vers Schiphol, l’aéroport d’Amsterdam, que commence la marche des mules d’Amazonie. Contre toute attente, elle tourne court. Très vite, Schiphol met en effet en place une fouille totale des vols venant du Suriname, carlingue comprise. Une stratégie rendue possible par une véritable cité judiciaire au sein même de l’aéroport permettant de traiter des arrestations en temps réel, ou presque : hôpital sécurisé, centre de détention, tribunal, construits en partie dans le cadre de la Cour pénale internationale à La Haye.
Fin de l’affaire à Schiphol, début de celle à Félix-Eboué.
A trois heures de route de l’aéroport, direction ouest, Saint-Laurent-du-Maroni est à l’autre bout de la Guyane. Là, entre le fleuve et la forêt, ont débarqué les esclaves, les bagnards, les réfugiés et la cocaïne. Le commandant Yann Pilon, la cinquantaine, se remémore son arrivée il y a deux ans quand il a quitté une brigade financière en Normandie pour la police aux frontières (PAF) de Guyane : « Je me suis vite rendu compte que ce serait le poste le plus frustrant de ma carrière. »
Les 112 gélules
Ce n’est pas la poésie troublante de Saint-Laurent qui l’a frappé alors, ni les parasols flamboyants des marchandes au bord du Maroni, ni les maisons créoles au charme délabré qui rappelle Haïti, et pas non plus les ruelles brutales du « village chinois ». Ce sont les pirogues, fines, basses, filant au ras des eaux brunes comme des nuées de libellules. Innombrables, insaisissables, elles font la navette entre la Guyane et le Suriname, deux rives d’un fleuve-monde, unies par la même histoire d’esclavage, la même langue, les mêmes familles. « La frontière existe sur les cartes, pas dans les esprits », commente le commandant. Avec cinquante-six agents et deux bateaux intercepteurs, la PAF parvient à contrôler une zone de 5 kilomètres et une quinzaine de pirogues par jour. Le commandant soupire. « Quand ils nous voient patrouiller, ils râlent, ils rentrent, puis ils reviennent. Ils doivent trouver ça absurde. Ici, en l’état actuel, faire des saisies relève du coup de chance. »
Sur la rive guyanaise, Pony avait 22 ans quand un copain du Suriname a lancé sur un ton de défi : « Un passage vers Paris, tu en serais capable ? » C’était en 2010, la cocaïne émergeait à peine alors du petit business artisanal, trafics des familles du fleuve, comme l’essence ou les cigarettes. Pony n’avait rien dans les poches, même pas le brevet des collèges, mais des désirs plein la tête.
Les premiers pas d’une mule se ressemblent souvent : une pirogue jusqu’à Albina, la ville surinamaise en face de Saint-Laurent, avec ses entrepôts géants qui vendent le kit de l’orpailleur clandestin sur palette, prêt à charger, nourriture comprise. Le bordel est à l’étage, avant que les hommes ne partent piller l’or en forêt. Pony, lui, est conduit dans un hôtel, où l’attend un saladier de gélules, chacune de la taille d’un pouce, contenant entre 9 grammes et 11 grammes de coke. Il s’agit d’en avaler le plus possible avec le moins de liquide pour ne pas encombrer l’estomac. « Le moment le plus dur, avait prévenu l’ami. Pour le reste : voyage à Paris tous frais payés, contrôle cool à l’aéroport, c’est comme des vacances. » A l’époque, la politique sur l’immigration illégale monopolise les forces de l’ordre. La drogue, elle, est sous les radars.
Il faut une nuit entière à Pony pour ingurgiter 112 gélules, soit plus de 1 kilo de coke. A l’aube, retour en pirogue, taxi collectif vers Cayenne, vol pour Paris le jour même. Le compte à rebours de la mule a commencé : sans manger et avec des constipants, la drogue tient dans l’estomac entre vingt-quatre et soixante-douze heures.
Les pensées du jeune homme se concentrent sur les 5 000 euros cash promis à l’arrivée. Il le jure : s’il réussit, ce sera pour la maison, la mère qui vend du manioc au marché, le père qui travaille au noir dans le BTP. Mais l’argent en main, la tête lui tourne. Les parents ? « J’ai voulu vivre », avoue Pony, c’est-à-dire acheter un tee-shirt de marque pour rentrer « lacosté » au quartier, manger dans un restaurant avec buffet à volonté, avoir une femme s’il l’ose. Peut-être même s’offrir une petite pépite d’or à se suspendre au cou.
En Colombie, la production de cocaïne enfle chaque année. Les circuits sont sous tension, la marchandise doit circuler, en Europe surtout, où la demande flambe. A Saint-Laurent, les candidats pour l’aéroport ne manquent pas, le réservoir semble même inépuisable. Il suffit pour en juger d’arpenter avec Peggy Zaragoza-Dadoun, de l’association Akatij, les quartiers informels de Saint-Laurent : la Charbonnière, Vampire ou Bagdad, tôles et parpaings à l’infini veinés d’étroits chemins de terre rouge. Des fillettes font la queue pour pomper l’eau à la borne, une odeur de viande grillée monte d’un kiosque minuscule à l’enseigne Young and Rich. Dans la boue serpentent des branchements électriques sauvages. Saint-Laurent recense 45 000 habitants, mais ça grimpe à 70 000 avec les habitations illégales qui s’accrochent partout, une folie démographique, taux de natalité exceptionnel et émigration permanente venue d’Haïti, du Brésil ou du Suriname.
La ville craque, implose ; il faudrait construire 1 500 logements et deux écoles rien que pour éponger les nouveaux venus à chaque rentrée, selon Sophie Charles, la maire, sans étiquette. En 2025, dit-on, la ville dépassera Cayenne. Dans le dossier judiciaire d’une petite mule, un magistrat signale : « Sa scolarité jusqu’au collège ne lui a pas permis d’apprendre à lire et à écrire. » C’est le cas de 30 % des élèves. Un habitant sur deux a moins de 25 ans, la moitié n’a pas de travail. « La Guyane est un endroit instable : on se vit comme la France, mais c’est un microterritoire au milieu de l’Amérique du Sud. Il reste préservé, avec pourtant l’impression d’être sur le fil, que tout peut basculer en un instant », explique Joël Sollier, procureur général à Cayenne.
A Saint-Laurent, le phénomène des mules gagne le lycée Raymond-Tarcy, « comme une mode », se souvient Fania, en terminale en 2017. Dans la cour, on se raconte les voyages, certains partent en groupe. C’est illégal, mais la jeune fille s’exclame, cri du cœur : « Ici, tout est illégal ! » Mule, elle y croyait alors, elle pensait que ça la mènerait loin, plus loin en tout cas qu’aide à la personne ou comptabilité, les filières pour filles, toujours saturées. De Paris, Fania veillait à rapporter un parfum à sa mère. Ça l’adoucissait. Elle croyait sa fille dans les bonnes grâces d’un riche cayennais. Quand la lycéenne a été arrêtée, la mère a pleuré. « C’est une chrétienne, elle n’acceptait pas. »
« J’aimais la partie gestion »
En quelques années à peine, les circuits familiaux de la coke ont été dépassés. Les bénéfices donnent le tournis, il faut dire. Acheté 3 500 euros au Suriname, le kilo de blanche chiffre dix fois plus en métropole, avant même la revente au gramme. Entre la Colombie qui produit et le Suriname en plaque tournante, « le réseau guyanais a gardé la particularité d’être peu structuré, avec des filières nombreuses mais de petite taille, centrées sur le transit », détaille le général Jean-Christophe Sintive, qui commande la gendarmerie. Certains réseaux comptent une mule ou deux, les plus importants envoient une vingtaine de passeurs par mois. Rien à voir avec le trafic de conteneurs au port de Cayenne, où les saisies de la douane se pèsent en quintaux et en tonnes. « Mais nous, les jeunes, on n’y a pas accès. Là-bas, ce sont des cartels internationaux, tu peux te faire rafaler sous cagoule », commente un ex-trafiquant.
A Cayenne, installé sous une pergola, sa fille sur les genoux, Antoine, 30 ans, revit comme un âge d’or ses débuts dans le circuit, à la fin des années 2010. « Chaque passeur ambitieux pouvait se lancer alors. Il suffisait de ramasser assez pour se payer sa première mule. Certains grossistes faisaient crédit. » Pour la seule fois de sa vie, il s’était senti « professionnel ». « On me disait que j’étais nul à l’école, mais j’ai des compétences. J’aimais la partie gestion, recruter, organiser les voyages. » L’embauche se fait par relation personnelle, « un principe », selon Antoine. Connaître les gens, leurs failles, leurs envies. Trouver la formule qui les accrochera. Combien acceptent ? Sourire. « 90 %. » Depuis son arrestation en 2022, Antoine a tout perdu. Mais il recommencerait pareil, malgré les deux ans de prison. « Au moins, j’aurai vécu une fois. Qui d’autre ici m’a donné cette chance ? » En fond d’écran sur son portable s’étale une vieille affiche de l’office local du tourisme : « La Guyane, on ne vous croira pas. »
A Félix-Eboué, les mules ont envahi les vols. « La drogue a d’abord fait soupape, puis c’est devenu un travail comme un autre », relève Guéda Gadio, docteure en sociologie, une des premières à étudier le sujet. D’invisibles, voilà les mules devenues soudain trop visibles. Mais le problème ici n’est pas de les détecter, « on les voit arriver à la jumelle. C’est le traitement judiciaire qui n’arrive pas à suivre », reprend le procureur Joël Sollier. A vrai dire, Cayenne n’est pas Schiphol, avec sa cité judiciaire. En Guyane, une pénurie permanente frappe les corps d’Etat, les audiences correctionnelles se fixent à dix-huit mois d’échéance, la prison déborde. Faute de place, le tribunal de Cayenne partage les locaux d’Air France en ville, les magistrats préfèrent en rire.
Nécessitant cinq agents, chaque interpellation à l’aéroport pousse le système en surchauffe. « On faisait notre boulot avec nos capacités, mais il y avait une entente tacite pour limiter les arrestations à quatre ou cinq par jour, le maximum qu’on pouvait traiter. Ceux qu’on attrapait se montraient coopératifs, voire soumis. Jamais d’insolence, ni de rébellion, c’est ce qui nous sauvait, en un sens », explique un policier en poste à Félix-Eboué en 2018. Un autre ajoute : « L’aéroport était devenu hors de contrôle. »
Les trafiquants ont rapidement compris leur avantage : en alignant le plus possible de mules par vol, ils poussent la chaîne judiciaire à la saturation. Même si la moitié tombe, l’opération reste rentable. En tête, on envoie les passeurs moins chargés. Au besoin, on les dénonce. Pendant que les agents s’en occupent, les autres embarquent.
Ex-sénateur de la Guyane, apparenté socialiste, Antoine Karam se remémore un atterrissage à Orly, en 2019, et cette femme morte à quelques sièges du sien, une gélule de cocaïne éclatée dans le ventre. « Maman, réveille-toi, on est arrivé », répétait son gamin. M. Karam avait pensé que ça ne pouvait plus durer. « Est-ce que la drogue nous a changés ? Est-ce que plus rien ne sera pareil ? », se demande-t-il. La pandémie de Covid-19 a révélé que 15 000 personnes vivent directement du trafic à Saint-Laurent. Le premier rapport sénatorial sur le sujet est publié à son initiative, en 2020, un électrochoc public dans l’Hexagone. A Félix-Eboué, nul n’a oublié le coup fil de l’état-major dans la foulée : « Alors, les enfants ? Qu’est-ce que vous foutez ? »
Braquages et guets-apens
C’est ici que l’histoire fait un saut. Aujourd’hui, à l’aéroport, le trafic a été divisé par trois, selon le ministère de l’intérieur. « C’est difficile à croire, je sais. En fait, nous avons changé de tactique », raconte Thierry Queffelec, préfet de Guyane de 2020 à 2023, un ancien de Saint-Cyr, option parachutiste. A Cayenne, il s’est entouré d’un carré d’hommes qui lui ressemble : même génération – marchant sur la soixantaine –, même carrière atypique. Parmi eux, le procureur de Cayenne, Yves Le Clair, entré en magistrature après quinze ans dans l’armée de l’air. « Au début, on faisait du tout-interpellation, on s’était lancé dans la surenchère. Mais, quand dix policiers venaient en renfort, les trafiquants rajoutaient encore plus de mules. Ils en ont en quantité presque illimitée, alors que, nous, on saturait. On ne pouvait que perdre. il fallait inventer autre chose », explique M. Le Clair. Le préfet Queffelec reprend : « Puisqu’on ne pouvait pas avoir de combat face à face, nous avons renversé le jeu, en saturant leur système, comme ils l’avaient fait avec le nôtre. »
Après des tâtonnements, en octobre 2022, s’installe une stratégie baptisée « 100 % contrôle ». A l’aéroport, seul goulet d’étranglement vers Paris, une double digue se met en place. La première barrière est administrative, censée arrêter le gros de la vague, tout en évitant les procédures judiciaires. Suivant des listes établies par l’office antistupéfiants, les passagers suspectés de trafic sont soumis à un questionnaire individuel. Comment le billet a été acheté ?
Raison du voyage ? Point de chute dans l’Hexagone ? Selon les résultats, une interdiction d’embarquer est signifiée par arrêté préfectoral, assortie d’une interdiction d’aéroport de cinq jours. « Les premières semaines, certains passeurs n’avaient même pas pensé se fabriquer une légende, ils répondaient à tout : je ne sais pas. Un voyageur sur trois était recalé, du délire », reprend le procureur Le Clair. La deuxième barrière reste l’aéroport lui-même, quatre contrôles, scanner, fouille et chien. Et, cette fois, interpellation, le cas échéant.
Une filière de mules nigérianes avec passeport italien a été la première à lâcher le circuit. Elle s’était organisée de façon indépendante, envoyant jusqu’à cinquante-six passeurs à la fois sur un même vol. Frappés de plusieurs interdictions, ces Italo-Nigérians avaient tenté de prendre l’aéroport d’assaut en janvier 2023. Ils se sont évaporés depuis.
Désorganisés, empêchés de livrer le produit, les réseaux cherchent à rebondir. « Plutôt que les gélules ingérées, ils reviennent aux vieilles méthodes, comme les valises à double-fond. On fait moins d’affaires, mais plus importantes. Cela dit, il faut rester humble et tenir », explique Richard Marie, directeur régional des douanes. A Félix-Eboué, ses services viennent de battre leur record, il y a un mois : 303 kilos de coke dans des cartons de fret. Accélérant un mouvement déjà enclenché, le recrutement des mules a muté lui aussi, manière de les rendre plus difficiles à détecter : moins de jeunes, des classes sociales aisées, venant de tout le territoire et plus seulement de l’ouest, selon une étude de l’Akatij en 2023. « Clairement, le processus a impacté la population en profondeur », relève Peggy Zaragoza-Dadoun.
Désormais, en Guyane, se pose une question qui tenaille les chercheurs : qu’advient-il d’un territoire lorsque se desserre – même un peu, même provisoirement – l’emprise d’un trafic ? Président de l’Association des maires de Guyane, Michel-Ange Jérémie, apparenté à gauche et élu à Sinnamary, avoue son inquiétude. « Je sais que ce n’est pas bien de dire ça, mais les stocks de drogue restent maintenant bloqués ici. Et avec eux, la violence. Que va-t-il se passer, d’autant que la cocaïne se consomme peu chez nous ? »
Menacées par les pertes, les filières se sont durcies, parfois prises à la gorge par les grossistes du Suriname. « S’ils n’arrivent pas à rembourser, c’est la mort », tranche un ex-trafiquant. Braquages et guets-apens semblent se multiplier, parfois entre Guyanais, pour tenter de se refaire sur le concurrent.
Des groupes criminels étrangers ont déjà été détectés en Guyane, dont les factions brésiliennes, actives surtout dans l’orpaillage illégal et les vols à mains armés. « Nous sommes un territoire de convoitise. Peu de liens existent encore entre les factions et la drogue. Mais si elles peuvent, elles feront tout pour prendre la main », explique le général Sintive.
La tension n’épargne pas les mules : toute cargaison non livrée, même pour une interdiction d’embarquer, doit désormais être remboursée sous peine de représailles, y compris sur les proches. « On a copié les Américains : quand ton produit ne passe pas, tu paies. Mais on est en France. L’ardoise s’efface, si tu peux prouver que tu as été arrêté », reprend l’ex-trafiquant, ton moitié gangster-moitié DRH. A Cayenne, des familles finissent par se cotiser pour sortir un des leurs du réseau, « c’est de plus en plus risqué », constate Wilna Saint-Cyr, infatigable présidente de SOS Jeunesse, une des associations les plus actives. A Cayenne, elle a littéralement sauvé la vie de plusieurs ex-mules en perdition.
« Paupérisation dure »
Ce printemps 2024, c’est à nouveau l’insécurité qui préoccupe le territoire, quête obsédante qui avait déjà enflammé la Guyane en 2017. A Saint-Laurent, le meurtre d’une pharmacienne, figure locale respectée, a fait dresser des barricades devant la sous-préfecture le mois dernier. En arrivant sous les banderoles, un instituteur explique qu’un gars armé vient de lui arracher sa chaîne. « J’ai crié : c’est pas de l’or ! Il a fait la grimace, mais il l’a prise quand même. » Comme beaucoup, l’instituteur estime que des jeunes se sont mis à voler les objets qu’ils s’offraient avant, grâce au trafic. « Dans mon quartier, ceux qui étaient mules sont devenus braqueurs, c’est le nouveau mot d’ordre », relance Diana, 27 ans, fonctionnaire aux impôts, sa fierté. Pour elle, la pharmacienne assassinée « cristallisait l’image de ceux qui réussissent par le travail ».
Au coin de la rue, un gosse vend du boudin venu du Suriname. Chacun regarde sa montre. A 20 heures, la fermeture des libres-services chinois fera office de couvre-feu spontané. Saint-Laurent est entré dans « une paupérisation dure. Beaucoup de familles se retrouvent sans moyens de subsistance », constate la maire, Sophie Charles. Depuis le « 100 % contrôle », le nombre de personnes prises en charge à la Caisse centrale d’activité sociale a bondi de 3 000 à 10 000. La maire refuse de baisser les bras, elle voudrait faire classer à l’Unesco le patrimoine du bagne pour doper le tourisme, construire des équipements. Son adjoint à la jeunesse, Ferdinand Boisrond, 40 ans, vient d’être condamné à quatre ans de prison ferme dans un trafic avec des proches au Mans (Sarthe) en 2023. Lui-même faisait la mule, gélules dans le ventre. « Ici, on ne lui jette pas la pierre. Il n’arrivait pas à rembourser un microcrédit. C’est un mode de vie qu’il faut faire éclater, donner d’autres rêves », dit Sophie Charles.
Dans des préfabriqués, derrière l’aéroport Félix-Eboué, une quarantaine de passagers ciblés défilent pour les questionnaires : embarqueront-ils ou pas ? Un grand type, portant drôlement un tee-shirt siglé « Nothing ! », proteste avec vigueur : « Ça fait la dixième fois que je suis recalé. C’est parce que je suis noir ? Que j’ai des dreadlocks ? » Des voix se sont fait entendre pour contester les arrêtés, pointant notamment « une entrave à la liberté d’aller et de venir. Ailleurs qu’en Guyane, ça ferait bondir », dénonce l’avocat Jérôme Gay.
Selon la PAF, le dispositif aurait déjà eu un effet dissuasif : le nombre d’arrêtés diminue au fur et à mesure. Au total, 14 000 arrêtés ont été émis en dix-huit mois. Une trentaine ont été contestés, mais confirmés par le tribunal administratif.
Le projet « Overdose »
« L’infiltration de nos sociétés par les réseaux criminels dépasse toutes les fictions. » Ainsi s’exprimait, en 2022, la procureure de Paris, Laure Beccuau, pour qualifier la situation en matière de trafic de drogue en France. Deux ans plus tard, le tableau s’est encore assombri. Avec toujours de nouveaux records de saisies de drogue pour la police, et de profits réalisés pour les organisations criminelles. Le Monde a enquêté plusieurs mois durant sur l’emprise du narcotrafic en France, de l’importation à la vente, de la corruption au meurtre, des bancs de la justice aux programmes de désintoxication… Douze grands formats, à paraître d’ici au 11 mai et à retrouver dans ces colonnes et sur Lemonde.fr.
Dans la même série « Overdose » :
Edito « Overdose » : Trafic de drogues : un dérèglement de nos sociétés, une menace pour nos démocraties
Episode 1 : Arnaques covid et cocaïne : la chute du « cartel du sucre »
Episode 4 : L’ubérisation de la drogue rebat les cartes du trafic
Episode 5 : Narcotrafic : l’affaire de fuites qui ébranle la PJ de la Seine-Saint-Denis
Episode 7 : «Viens, on rigole à Dubaï, on se régale» : dans l’émirat la vie rêvée des « narcos »